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A en croire la plupart des critiques, Alighieri n’aurait jamais partagé les passions soit des neri, soit des bianchi; il se serait toujours et dès l’origine, inspiré des mêmes principes, des principes supérieurs aux circonstances, de ces principes en un mot, qu’il devait plus tard développer avec tant d’ampleur dans son livre sur la Monarchie : d’aucuns même assigneraient volontiers à cet écrit une date antérieure au bannissement, antérieure à la Vita nuova, antérieure au priorat ! S’il y a cependant un fait bien établi et irrécusable, c’est qu’Alighieri a été ballotté par la tempête politique d’un parti à l’autre, que, ne guelfe, il a été amené à faire cause commune avec les gibelins; s’il y a aussi une thèse qui ait pour elle toutes les preuves matérielles et morales, c’est que le livre de la Monarchie a été composé loin de Florence et du tumulte des factions. Aux époques troublées de l’histoire, ce n’est que dans l’exil, dans l’éloignement, que peuvent éclore des œuvres telles que la Monarchie de Dante, les Soirées de Joseph de Maistre, ou la Théorie du pouvoir de M. de Bonald...

Je ne saurais en effet ni mieux, ni plus brièvement caractériser la position prise par Alighieri à l’égard des tendances de son siècle, qu’en rappelant celle qu’un de Maistre ou un Bonald a, dans des temps plus rapprochés de nous, assumée en face de la révolution. Là comme ici vous pouvez constater le même déni absolu, le même refus de toute concession, la même rigueur de doctrine qui ne veut rien accorder à l’avenir, n’a foi que dans le passé, et ne recule devant aucune des conséquences des prémisses posées. Ce qui frappe dès l’abord dans le système politique de l’exilé florentin, c’est l’abstraction complète qui y est faite du principe des nationalités, le principe moteur de l’époque, le grand ferment de la société chrétienne d’alors. Dante est cosmopolite dans toute la force du terme, ainsi résume ses recherches en cette matière celui de ses biographes[1] qui, à mon sentiment, a eu les vues historiques les plus claires, et admirablement saisi la signification de l’écrit sur la Monarchie dans le mouvement des idées du moyen âge. « Pour moi, s’écrie notre poète dans son livre sur la Langue vulgaire, ma patrie c’est l’univers, comme la mer l’est pour le poisson[2] ! » Pour lui, tous les malheurs, toutes les calamités du présent ne viennent que de ce que le genre humain a commencé à se diviser dans ses efforts, — in diversa conari, — et à devenir un monstre à plusieurs têtes, — bellua multorum capitum[3]. — Ce n’est pas qu’il méconnaisse les complexités et les variétés créées par la nature, et qu’il veuille

  1. F. X. Wegele, Dante Alighieri’s Leben und Werke, 2e édition (Iéna, 1865), p. 308.
  2. Nos autem, cui mundus est patria, velut pi cibus æquor. De Vulg. Eloq., lib. I, cap. 6.)
  3. De Monarchia, I, in fine.