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fin du XIIIe siècle et le commencement du XIVe les princes de la maison de Habsbourg, pour se faire élire empereurs à Francfort, doivent régulièrement commencer par une renonciation solennelle à tout projet au-delà des Alpes[1] ; à l’heure qu’il est, les grands électeurs et feudataires de la Germanie ne travaillent qu’à constituer des principautés autonomes, à désagréger leur vaste patrie en diverses Allemagnes, selon l’expression caractéristique des chroniqueurs français de l’époque. Et comme en Allemagne, ainsi en est-il du reste de l’Occident chrétien : tout y tend à s’individualiser et à former des organismes distincts. La France se ramasse et se centralise sous les successeurs de saint Louis ; l’Italie s’épanouit en royaumes et en républiques vivaces et prospères ; les enfans de Tell posent les fondemens de leur indépendance et de leur confédération en cantons ; les villes de Flandre développent leurs industries, leurs libertés, leurs amitiés[2]. Un compatriote, un contemporain de l’auteur de la Monarchie, et qui lui aussi avait reçu sa secousse du jubilé de 1300, y trouve précisément l’idée de la décadence de Rome, — de l’ancien ordre de choses, — et de la grandeur future de Florence, — des formations modernes, — et il se met à écrire en langue nationale l’histoire de sa cité[3]. Mais aux yeux de Dante, tout ce mouvement général, irrésistible, n’est qu’une aberration néfaste, « une nouvelle chute d’Adam, » l’essai impie de déchirer la robe sans couture du Christ, — et il demande la monarchie universelle, le rétablissement du saint-empire romain ; il dit à l’humanité de rebrousser chemin, au temps de s’arrêter dans sa marche : Sol, contra Gabaon ne movearis ! Et ce qui ajoute à l’étrangeté du drame, ce qui lui donne un intérêt saisissant, vraiment pathétique, c’est qu’il arrive un moment où le verbe du visionnaire est sur le point de devenir chair, où le rêve de l’exilé semble tout près de se changer en un grand événement de l’histoire. Cette œuvre de restauration impériale qu’un génie solitaire, un pauvre proscrit, invoque théoriquement depuis des années, — elle vient un jour tenter spontanément l’esprit aventureux d’un petit comte de Lutzelbourg, longtemps l’homme-lige du roi de France, mais auquel le poignard d’un parricide donne tout à coup, en 1308, l’accès du trône d’Allemagne. A peine installé sur ce trône, Henri VII annonce sa venue à Rome, son Römerzug, la résolution inattendue de relever le drapeau des Hohenstaufen !..

Il est aisé de concevoir le tressaillement que dut éprouver Alighieri

  1. Voyez les déclarations des empereurs Rodolphe Ier, Adolphe Ier et Albert Ier à leur avènement. (Pertz, Monumenta IV, Lejum tome II, passim.)
  2. Amicitiœ, c’est le nom que se donnaient les communes de Flandre. (Voyez Ducange, s. v).
  3. Voyez le curieux passage de Jean Villani, dans son Histoire de Florence, VIII, 36.