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vestiges dans les chroniques même locales, ne vois-je pas briller les noms de Léon 1er, de Léon III, de Nicolas Ier, de Léon IX, de Grégoire VII, d’Urbain II, d’Alexandre III, d’Innocent III, de Grégoire IX, d’Innocent IV : c’est-à-dire, les noms des pontifes les plus illustres et qui ont le plus marqué dans les annales de la chrétienté? N’est-il pas étrange d’avoir à constater dans la Divine Comédie l’absence complète de toute mention de l’empereur Henri IV et du pape Hildebrand, les deux personnifications les plus augustes, les plus fatidiques de la lutte séculaire entre la crosse et le sceptre?..


LA COMTESSE. — C’est étrange, en effet!

LE PRINCE SILVIO. — Mais pourquoi aussi s’obstiner à présenter Dante comme l’Homère ou l’Hésiode du monde gothique?... La Divine Comédie n’est ni l’Iliade du moyen âge ni la Théogonie du catholicisme : c’est un poème moral et politique, une exhortation éclatante, isaïenne, à l’adresse de la génération contemporaine, — la génération du grand jubilé. Le présent, l’actualité, le monde au commencement du XIVe siècle : voilà ce que le chant du Florentin a uniquement en vue et pour objet; toute autre époque de l’histoire n’y figure que comme réminiscence fortuite, tout rappel des événemens et des âges antérieurs n’y est qu’épisode, illustration, ornement et parfois même simple fantaisie ou caprice. Il n’est pas jusqu’au merveilleux échafaudage du Cosmos divin, jusqu’à la confession touchante d’une âme pécheresse, et au pèlerinage mystique à travers les trois royaumes invisibles qui ne constituent, à ce point de vue, le décor et le dehors seulement de l’œuvre véritable et de la pensée principale; tout cela forme seulement le cadre, — cadre sublime! — du tableau, ou plutôt du miroir que le poète, que le prophète entend présenter au monde visible et vivant, à la chrétienté de son temps. « Ecartant les subtiles recherches, — ainsi s’exprime Dante lui-même, et d’une manière bien significative, dans sa lettre dédicatoire au Cangrande délia Scala, — on peut dire brièvement que le but du poème, dans son ensemble comme dans ses parties, est d’arracher les vivants de cette vie de l’état de misère et de les conduire à l’état de félicité[1]. » Or pour les vivans de cette vie, — nous connaissons déjà à cet égard la conviction d’Alighieri, — l’état de misère provient du manque de toute unité, de toute direction suprême dans l’ordre temporel ; et l’état de félicité ne saurait être obtenu que par la restauration de cette unité, par le retour au saint-empire

  1. Sed omissa subtili investigatione, dicendum est breviter, quod finis totius et partis est removere viventes in hac vita de statu miseriæ, et perducere ad statum felicitatis.