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romain, et l’établissement de la monarchie universelle. Cette conviction, cette foi, elle inspire le poète de la Divine Comédie dans chacune de ses strophes, comme elle a inspiré le philosophe qui a médité le traité de la politique générale, le publiciste qui a écrit les pamphlets de 1310 et de 1311; elle demeure la pensée de toute sa vie, son Hoc opus, hic labor...

Sans doute, pour nous qui sommes placés si loin des temps et des idées de Dante, qui en sommes séparés par des transformations et des révolutions immenses, pour nous la forme l’emporte de beaucoup sur le fond dans son œuvre immortelle. Nous n’en apprécions véritablement que les épisodes éclatans et les décors magnifiques, nous voudrions nous en toujours tenir au cadre merveilleux, et volontiers nous redirions le mot de Zeuxis : « Le tableau, c’est le rideau ! » Mais outre qu’il s’agit ici de nous représenter un génie extraordinaire dans sa grandeur naturelle, de le replacer dans son milieu et de le remettre dans son vrai jour, il est juste de reconnaître aussi que rarement poète a su à ce point animer, renouveler sans cesse et passionner un thème moral et politique. Cet état de misère de la chrétienté, la Divine Comédie nous le fait voir dans une variété infinie, sous les aspects les plus inattendus, dans son action corrosive et dissolvante surtout ce qui est le bien, le vrai et le beau sous notre ciel, — pour arriver toujours à la même conclusion et à la même leçon, que la terre est livrée à l’anarchie, et que la famille humaine est dévoyée :

Pensa che in terra non è chi governi;
Onde si svia l’umana famiglia[1].


Rappelez-vous seulement, je vous en prie, ces terzines innombrables, enflammées sur la haine et la cupidité qui ont envahi les cœurs, ces imprécations retentissantes contre les guerres impies entre les peuples du même Christ, contre les divisions et les déchiremens « qui font se ronger les uns les autres ceux qu’enserrent un même mur et un même fossé[2]. » A tel endroit, le poète n’hésite pas à donner une version chrétienne du lugubre Non curœ deis de Tacite : il demande si Celui qui pour nous fut crucifié sur terre, a décidément « tourné ailleurs ses yeux justes? » et il revient toujours à son Porro unum necessarium, à l’urgence pour César « de s’élancer sur la selle et de faire sentir son éperon à la cavale devenue sauvage[3]. » Le salut n’est qu’à ce prix ; mais à ce prix il lui paraît immanquable, immédiat. On a parfois vraiment l’impression

  1. Parad., XXVIII, 140-141.
  2. Purgat. VI, 82-84.
  3. Purgat., VI, passim.