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d’une fois interrompu de l’Escaut portèrent un coup mortel à la confiance qui faisait chaque jour des prosélytes.

Notre admirable personnel, dans lequel on a continué d’associer les marins de terre ferme et les marins de profession, est né de ces équipages de ligne. On a perfectionné l’organisation ; en réalité on n’en a pas changé la base. J’ai connu un officier russe, M. Pephani, qui avait bravement fait son devoir dans les tranchées de Sébastopol et qui ne pouvait cependant se résigner à porter le col militaire. « Soldatzki! » répétait-il sans cesse avec une sourde et persévérante irritation. L’esprit du soldat a du bon même à bord; seulement il faut que le soldat s’amarine. Comment s’y prendre pour transformer en quelques semaines ce Kherséen ? C’est ainsi que Thucydide se permet d’appeler les Acarnanes embarqués comme suprême ressource sur la flotte athénienne ; mon maître d’équipage à bord de la Comète leur eût infligé le nom de figurans. Comment s’y prendre ? Allez le demander au capitaine Bouvet.

La république de 1792 et l’empire avaient reçu de la monarchie française une réserve de marins que l’on peut comparer sous plus d’un rapport au trésor qui s’était lentement accumulé dans la ruche d’Athènes. Cette réserve, les proscriptions et les entreprises mal conçues l’eurent bientôt épuisée. Ce fut alors que l’empereur, dont l’imagination féconde n’était jamais à bout de ressources, eut l’idée, puisqu’il n’avait plus de marins, d’armer ses flottes avec des soldats. L’amiral Decrès, par son ordre, institua les équipages de haut bord, équipages qui devaient plus tard, dans une certaine mesure, servir de modèle aux équipages de ligne. Si, au lieu d’avoir pour ministre un homme de grande valeur et d’infiniment d’esprit, mais d’un esprit sceptique, l’empereur eût trouvé pour le seconder la foi ardente d’un Ducos ou d’un Seignelay, nul doute que l’organisation, si audacieuse qu’elle parût, au premier abord, n’eût porté d’autres fruits. J’ai promis d’en fournir la preuve ; la chose me sera facile ; cette preuve, je l’ai sous la main; je la rencontre dans un livre dont je ne saurais trop recommander la lecture à nos officiers. Les héros n’écrivent pas souvent; quand ils écrivent, ils font passer leur âme dans les pages qu’ils nous lèguent. Après la Retraite des dix mille, je ne connais pas d’ouvrage plus attachant, plus vivant, plus vrai dans toutes ses parties que: le Précis des campagnes de l’amiral Pierre Bouvet.

Vers la fin de l’année 1812, la frégate de 44 canons l’Aréthuse fut armée à Nantes par le capitaine Bouvet avec le quatrième équipage de haut bord. La majeure partie de cet équipage était composée de conscrits de la dernière levée « chétifs au physique et mal disposés au moral. » Il y a longtemps qu’on l’a dit: Tant vaut l’homme, tant vaut la terre. Le capitaine Bouvet avait déjà combattu cinq