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deux frégates se touchaient presque. C’est le combat le plus sanglant qui ait jamais été livré par une seule frégate sans être suivi d’un résultat décisif. La perte en tués ou blessés à bord de l’Amelia est évaluée à 147 hommes, y compris le capitaine et tous les officiers. Depuis longtemps nous n’avions pas vu, de la part des Français, cette persévérance et ces efforts. » Après un pareil aveu, il devenait indispensable de procurer une éclatante revanche à l’amour-propre national. Voilà pourquoi tous les ports de la Manche et du golfe de Gascogne, le port de Saint-Malo en particulier, étaient surveillés de près. Quand la Sultane, après un long combat de nuit, fut obligée d’amener son pavillon, les Anglais se méprirent ; ils crurent avoir capturé l’Aréthuse, puisque c’était l’Aréthuse qu’ils attendaient. Les lauriers du capitaine Bouvet empêchaient la marine anglaise de dormir. Le lieutenant chargé d’amariner la Sultane fut reçu à la coupée du gaillard d’arrière par un enseigne de vaisseau, et cet enseigne était encore celui dont la caronade de l’Amelia n’avait pas voulu. Au moment où l’officier anglais ouvrait la main pour saisir l’épée que Danycan lui tendait, — le capitaine et la plupart des officiers de la frégate étaient alors couchés au poste des blessés, — il ne put retenir un cri de triomphe. « Eh ! bien, dit-il, oubliant pour un instant le flegme britannique, nous le tenons donc enfin, ce fameux capitaine Bouvet. » Danycan était accablé. Quand il entendit prononcer ce nom, il releva la tête : « Si le capitaine Bouvet nous eût commandés, vous ne seriez pas ici ! » Ce fut sa seule observation et sa seule vengeance ; en quelques mots, il avait gâté la joie des Anglais. Bouvet, en effet, ne fut pas seulement un capitaine illustre, il fut aussi constamment un capitaine heureux. Comme le roi aux échecs, on ne le prenait pas.

Combien d’heures ai-je passées, suspendu aux récits de l’amiral Roussin, le second de Bouvet à bord de la Minerve ! Cloué sur son fauteuil par de cruelles souffrances, l’illustre amiral n’avait plus qu’une distraction, — il recommençait en pensée ses campagnes. C’est à lui que je dois d’avoir pu suivre la Minerve et l’Iphigénie sur le terrain où ces deux frégates, successivement commandées par le capitaine Pierre Bouvet, s’illustrèrent. Fut-il jamais bonne fortune égale à la mienne : recueillir de la bouche du héros du Tage les hauts faits accomplis dans les mers de l’Inde ! On comprendra aisément que je ne me lassais pas d’écouter. Ma mémoire est encore remplie de tous les épisodes qui signalèrent ces émouvantes croisières, émouvantes pour nous, mais non pas pour le capitaine Bouvet. Le propre de cet homme de mer qui rencontrera difficilement des émules était avant tout de ne s’émouvoir de rien, nil admirari.

La frégate croisait dans le canal de Mozambique : aux premières