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c’est la naissance et le maintien de la vie sociale que nous ne pouvons nous expliquer. Il ne peut être question, avec M. Spencer, d’une idée de justice, inhérente à la conscience humaine, et pliant chacun, dès l’origine, au respect du droit et de la liberté d’autrui ; mais en l’absence d’une telle notion qui nous paraît, dans l’ordre des faits comme dans celui de la logique, l’essentielle condition de toute société, si rudimentaire qu’on la suppose, ne faudrait-il pas au moins reconnaître et signaler, dans le cœur de l’humanité naissante, des sentimens altruistes assez forts pour sauvegarder le faible lien social contre l’égoïsme qui tend sans cesse à le dissoudre ? Or au moment où l’énergique et persistante action de ces sentimens serait le plus indispensable, à peine existent-ils, et leur influence est nulle ! Dira-t-on que la nécessité de s’unir contre les causes de destruction a joué le rôle de la sympathie, d’abord impuissante, et que celle-ci, se développant plus tard, a consolidé l’œuvre de l’égoïste et aveugle instinct de conservation ? Mais il est permis de croire que, si l’homme primitif fut tel que le dépeint M. Spencer, il eut à craindre son semblable au moins autant que les carnassiers les plus féroces : la concurrence vitale, mal tempérée par les sentimens altruistes qui ne faisaient que de naître, dut sévir sans merci au sein de chaque tribu, de chaque famille même, anéantissant les groupes à mesure qu’ils se formaient.

Quant aux caractères intellectuels de l’homme primitif, M. Spencer les tire également des lois générales de l’évolution biologique, et de l’observation des sauvages et des enfans. Développement extrême des sens extérieurs et de la faculté d’imitation ; absence à peu près totale de toute faculté réflexive ; incapacité presque complète de saisir parmi les faits ceux qui sont l’aliment de la pensée (nutritive facts), c’est-à-dire ceux qui conduisent aux généralisations vraiment fécondes ; nulle aptitude à l’abstraction, procédé que rend d’ailleurs impossible l’imperfection du langage naissant ; nul soupçon de l’enchaînement des phénomènes, de la permanence et de la fixité des lois qui constituent l’ordre du monde, par suite nulle curiosité scientifique, une indifférence absolue relativement à l’investigation des causes, une adhésion aveugle aux explications les plus absurdes, aux superstitions les plus grossières, et une résistance invincible à tout ce qui s’écarte des croyances héréditaires et des usages transmis par les ancêtres : tels sont les traits principaux qui, selon M. Spencer, expriment le plus fidèlement l’état intellectuel des premiers hommes. Et il n’en pouvait être autrement ; l’évolution intellectuelle coïncide rigoureusement avec l’évolution sociale ; elles sont, l’une à l’égard de l’autre à la fois cause et effet.

Ici encore, nous avons peine à trouver les conditions nécessaires et suffisantes du progrès. Il nous semble fort douteux qu’un enfant