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Des unités vivantes ne peuvent produire qu’un composé vivant. Une société est un organisme.

Nous pensons, avec M. Spencer, qu’une société présente, somme toute, plus d’analogie avec un corps vivant qu’avec un composé chimique. Mais cette analogie, il faut prendre garde de la pousser à outrance, et c’est là le défaut capital de la doctrine sociologique de M. Spencer. Que des unités vivantes ne puissent produire qu’un tout vivant, nous en tombons volontiers d’accord ; mais les hommes ne sont-ils que des unités vivantes ? Ne sont-ils pas aussi des unités pensâmes, raisonnables et libres ? Dès lors, à côté d’une analogie très générale, ne faut-il pas tenir compte de profondes et importantes différences qui rendent illusoire et antiscientifique un parallélisme trop prolongé entre l’évolution organique et l’évolution sociale ?

Et ce parallélisme est ici poussé jusqu’aux derniers détails. Ainsi une société possède un système nutritif (sustaining system) : ce sont les parties qui ont pour fonction la production industrielle ; un système distributeur analogue à l’appareil circulatoire des animaux : ce sont les voies de communication ; un système régulateur (nervo-motor system) : ce sont les institutions gouvernementales et militaires. Et comme d’un bout à l’autre de la série animale, depuis les plus bas échelons jusqu’aux plus élevés, chacun de ces systèmes se complique, se différencie, se perfectionne conformément aux lois générales de l’évolution, de même en est-il dans la série sociale, à mesure que l’on monte vers des sociétés d’organisation supérieure. Par exemple, dans les mammifères les plus parfaits, au lieu d’un seul système de canaux portant le sang des extrémités au centre et du centre aux extrémité ; il y en a deux qui sont à peu près parallèles, celui des veines et celui des artères : ce sont là les deux voies de nos grandes lignes de chemins de fer. Par exemple encore, le système régulateur se subdivise chez les vertébrés en système cérébro-spinal, système du grand sympathique, système vaso-moteur. Le système cérébro-spinal a son analogue dans le gouvernement parlementaire : les chambres sont le cerveau, qui pense, délibère et décide, mais n’agit pas ; le pouvoir exécutif, c’est la moelle et les nerfs spinaux, qui, dépourvus d’initiative et de volonté propres, ont pour mission d’exécuter les résolutions cérébrales. Le système du grand sympathique est représenté par un système régulateur commercial, distinct et à peu près indépendant du gouvernement politique, et dont les maisons de commerce, les marchés, constituent les ganglions. Enfin le système vaso-moteur, M. Spencer le retrouve dans les banques et les institutions de crédit !

Sans être trop sceptique, il est permis de ne pas prendre tout cela pour de la science. La science a le droit d’exiger davantage ; les