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hautaine de la part de M. Necker, qui était souvent absorbé dans d’autres préoccupations ; la cuisine en revanche laissait à désirer, du moins à en croire Grimm, qui disait dans les Annonces et Bans de l’église philosophique : « Sœur Necker fait savoir qu’elle donnera à dîner tous les vendredis : l’église s’y rendra parce qu’elle fait cas de sa personne et de celle de son époux ; elle voudrait pouvoir en dire autant de son cuisinier. » Cette première ancêtre des doctrinaires n’aurait fait ainsi qu’inaugurer le mépris un peu superbe pour les choses de la matière que Sainte-Beuve leur reprochait comme une infériorité intellectuelle : « Les gens d’esprit, disait-il, qui à table mangent au hasard et engloutissent pêle-mêle, avec une sorte de dédain, ce qui est nécessaire à la nourriture du corps (et j’ai vu la plupart des doctrinaires faire ainsi), peuvent être de grands raisonneurs et de hautes intelligences, mais ils ne sont pas des gens de goût. » Dans la génération nouvelle il n’y a plus de doctrinaires ; mais en revanche il y a beaucoup plus de gens de goût, du moins au sens restreint où l’entendait Sainte-Beuve dans cette boutade dictée par la rancune de quelque mauvais dîner.

L’hôtel Leblanc n’était pas le seul endroit où Mme Necker exerçât une large hospitalité. Comme les affaires de M. Necker le retenaient toute l’année à Paris et comme il redoutait pour la santé délicate de sa femme les chaleurs de l’été, il avait loué d’abord le château de Madrid, qui s’élevait à l’extrémité du bois de Boulogne ; plus tard il avait acheté, entre Paris et Saint-Denis, le château de Saint-Ouen, belle habitation située au bord de la Seine, dont les terrasses dominaient la rivière, et dont les ombrages, les bosquets, comme on disait alors, rendaient en été le séjour très agréable[1]. Saint-Ouen était assez près de Paris pour qu’on y pût aisément venir dîner en voiture ; mais parmi les fidèles du vendredi il en était peu qui roulassent carrosse. Aussi était-ce une des politesses de Mme Necker de leur envoyer le sien tout comme elle envoyait autrefois le vieux Grison aux jeunes pasteurs qui venaient prêcher à la place de son père. La soirée s’écoulait en conversations agréables sous les grands arbres de la terrasse, et les invités qui ne voulaient point coucher à Saint-Ouen étaient reconduits le soir à Paris.

Maintenant que nous connaissons le cadre, il est temps d’esquisser la figure ou plutôt l’attitude des personnages, car leurs traits sont bien connus. C’étaient Suard, l’abbé Arnaud, Marmontel, Saint-Lambert, l’abbé Morellet, l’abbé Raynal, Thomas, Grimm, Diderot, d’Alembert, bien d’autres encore que je pourrais citer, si j’avais l’intention de faire défiler les uns après les autres devant mes

  1. Il ne faut pas confondre ce château de Saint-Ouen, qui, après avoir été la propriété de M. Necker passa aux mains de la famille Ternaux, avec celui tout voisin d’où Louis XVIII adressa au peuple français sa célèbre déclaration.