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conduite auxquelles l’impétuosité de ses sentimens pouvait entraîner Mme Necker ; mais jamais non plus Mme Necker n’aurait connu ces calculs de prudence qui faisaient redouter à Mme Geoffrin les amis compromettans, et ce n’est pas elle qui aurait insinué à Marmontel, censuré par la Sorbonne, de chercher un logis ailleurs que dans sa maison. Mais certaines ressemblances de situation devaient les pousser l’une vers l’autre. Toutes deux étaient bourgeoises d’origine ; toutes deux avaient un goût vif et éclairé pour les choses d’esprit ; toutes deux enfin avaient cherché à devenir le centre d’un cercle de gens de lettres. Avec une nature moins douce que celle de Mme Geoffrin, ces ressemblances auraient pu même ne pas tarder à devenir des rivalités. S’appeler en effet, comme elle, de son nom Marie-Thérèse Rodet ; être la femme d’un des fondateurs de la manufacture des glaces dont le divertissement favori était de jouer de la trompette marine, et qui, lisant pour la troisième fois de suite le même tome du même ouvrage, disait : « Cela est bien, mais il me semble que l’auteur se répète un peu ; » avoir perdu sa beauté de bonne heure pour ne conserver d’autre attrait que le charme de ses cheveux blancs ; avoir triomphé cependant de toutes ces difficultés et réussi à fonder un salon où il n’y avait pas un homme de lettres qui ne tirât vanité d’être admis, pas un étranger qui ne sollicitât l’honneur d’être présenté, pas un grand seigneur qui ne se plût à venir familièrement ; puis voir un jour une autre femme, une étrangère, plus jeune, plus belle, plus riche encore, ouvrir tout à coup un salon rival et y attirer sans efforts, en deux ou trois ans, cette même société dont il lui avait fallu à elle-même vingt-cinq ans pour rassembler les élémens : bien des jalousies, bien des haines mortelles entre femmes n’ont pas des fondemens aussi sérieux. Disons bien vite à l’honneur de Mme Geoffrin que l’ombre d’un sentiment mesquin vis-à-vis de Mme Necker ne paraît pas l’avoir traversée. Ses lettres, dont je vais citer quelques-unes, n’indiquent rien d’autre qu’un goût très vif et très sincère. Mme Geoffrin, comme on sait, aimait assez peu à écrire (sauf à son fils adoptif le roi de Pologne, Stanislas Poniatowski), et il y avait pour cela une bonne raison, c’est qu’elle ne s’escrimait pas avec beaucoup de fatalité la plume à la main. L’écriture de ses lettres est presque informe, et la fantaisie de leurs incorrections, que je crois devoir laisser subsister à titre de curiosité, justifie pleinement le refus qu’elle opposait à certain abbé qui voulait lui dédier une grammaire : « A moi la dédicace d’une grammaire ! à moi qui ne sais seulement pas l’orthographe ! » Aussi ne sont-ce, à vrai dire, que des billets plus ou moins longs, mais d’un tour assez agréable. On verra par celui-ci