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le monde. Ce qui rendait d’ailleurs cette relation en quelque sorte inévitable pour Mme Necker, c’est qu’elle était voisine de campagne de la maréchale. Saint-Ouen n’est qu’à deux lieues de Montmorency, et comme dans cette vie des environs de Paris au XVIIIe siècle on se rendait de château à château de fréquentes visites, il était impossible que Saint-Ouen ne se transportât pas fréquemment à Montmorency, et Montmorency à Saint-Ouen. Je ne vois point trace en effet que la maréchale de Luxembourg ait jamais paru aux vendredis, ni aux réunions plus intimes du mardi. La grande dame qui, tout en connaissant fort peu les Choiseul, allait passer huit jours à Chanteloup au moment de leur disgrâce, parce que déjà il était de mode de se ranger dans l’opposition ne se serait peut-être pas volontiers dérangée pour aller rue de Cléry, et tout le monde acceptait qu’elle ne rendît pas de visites. En revanche, elle venait souvent pendant l’été souper à Saint-Ouen. Ces jours-là Mme Necker n’invitait pas ses amis les gens de lettres, car, à l’exception de Rousseau, la maréchale ne faisait guère cas de cette engeance ; mais elle choisissait dans le cercle, chaque jour plus étendu de ses connaissances, des convives qui appartinssent par leur rang au même monde que la maréchale, le comte de Creutz, le marquis Carracioli, milord Stormont, et comme femmes la comtesse de Cambise, la comtesse de Boufflers (la célèbre amie du prince de Conti), la princesse d’Hénin, la comtesse de Broglie, et un peu plus tard Mme du Deffand. La conversation était gaie, libre, brillante, moins ambitieuse et moins philosophique peut-être que celle des vendredis, et, le souper fini, la maréchale faisait atteler son carrosse pour s’en retourner coucher à Montmorency.

Les relations entre Saint-Ouen et Montmorency n’auraient peut-être pas été aussi fréquentes si Mme Necker n’avait trouvé un charme et un aurait irrésistibles dans la liaison qui se noua bientôt entre elle et la petite-fille de la maréchale (par son premier mariage), Amélie de Boufflers, duchesse de Lauzun. Par quelle protection mystérieuse ce pur et beau lis a-t-il pu pousser sur un sol aussi malsain ? A onze ans, la maréchale trouvait que sa petite-fille était trop timide et elle chargeait Rousseau de la déniaiser en l’embrassant. A seize ans, elle lui faisait épouser le duc de Lauzun, qui n’en avait pas dix-neuf et qui, « élevé, disait-il, lui-même par un laquais de feu sa mère que l’on décora du titre de valet de chambre pour lui donner (le la considération, » annonçait déjà (comme si les noms portaient en eux-mêmes une fatalité) devoir se montrera la hauteur de la réputation laissée par le premier duc de Lauzun, dont cependant il ne descendait point. Trahie la veille même de son mariage par un fiancé qui offrait en cachette à Mlle de Beauvau (depuis la princesse de Poix) de rompre son engagement afin de pouvoir l’épouser,