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de vous supplier de lire cette feuille. Lorsque j’ai quelque jouissance de cette nature, il m’est impossible de ne pas penser à vous, et lorsque je rencontre des sentimens nobles, bienfaisans et délicats, votre idée est tout de suite présente à mon souvenir.

Adieu, madame, j’abuse de votre extrême indulgence en vous écrivant une si longue lettre et si peu digne de vous occuper longtemps ; je ne sais comment vous remercier de l’opinion que vous voulez bien avoir de moi ; si je n’ai pas ce qu’il faut pour la justifier, j’ai au moins le mérite d’en sentir tout le prix et de vous être attachée tendrement pour la vie. Permettez moi d’embrasser Mlle Necker et de remercier M. Necker de son souvenir ; j’y suis d’autant plus sensible que l’admiration et l’intérêt sont des sentimens qu’il inspire à trop de monde pour qu’ils me donnent un droit particulier à n’être pas oubliée.


Quand on lit ces lettres et quand on pense qu’avant moins de dix ans cette femme, si sensible et si fine, devait mourir par les mains du bourreau, il est impossible de ne pas ressentir quelque chose de l’émotion qu’on éprouverait en voyant une créature jeune et belle aux traits de laquelle un mal sans espoir aurait déjà donné le charme mélancolique et la grâce funèbre de la mort.


II.

Mme Necker était depuis assez longtemps en relations avec la maréchale de Luxembourg lorsqu’elle se lia avec Mme du Deffand. À l’époque où la connaissance se fît, le souvenir des petits soupers de la régence, auxquels Mme du Deffand s’était assise entre Mme de Parabère et Mme de Sabran, était passé depuis longtemps. Le président Hénault était mort ou n’en valait guère mieux. Rien n’était plus respectable que la vie menée par la vieille marquise aveugle au couvent de Saint-Joseph, et la société restreinte qui s’y rassemblait avait trop bon renom d’esprit et d’élégance pour que Mme Necker ne désirât pas d’y être admise. Ce furent aussi les relations de Mme du Deffand avec Voltaire qui lui inspirèrent ce désir. On sait que Mme Necker entretenait avec Voltaire une correspondance qui n’aurait pas été le moindre joyau des archives de Coppet, si les lettres de Voltaire à Mme Necker n’eussent déjà été publiées. Cette correspondance était la suite d’une relation qui datait du temps où, jeune fille déjà un peu émancipée et plus indocile aux préceptes de Calvin que beaucoup de ses compatriotes, Suzanne Curchod assistait aux représentations dramatiques de Ferney. Échanger des lettres avec Voltaire était un honneur fort envié parmi les dames du bel air, ainsi que celui de recevoir ses pièces de vers en manuscrit.