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indifférente et de pure convention que cette patine dont le manifeste parle en termes si éloquens. C’est le glacis au tableau, c’est l’enveloppe, le mystère, la poésie, l’harmonie dans laquelle viennent se fondre tous les tons divers de la palette architecturale. Dans l’Italie méridionale, c’est cette puissante coloration rougeâtre dont les chauds rayons du soleil ont revêtu les temples de Paestum; en Grèce, c’est un voile argenté que les siècles ont jeté sur les marbres de l’acropole. A Westminster, à Hereford, à Canterbury, c’est une lèpre sinistre qui ronge le monument et le revêt d’une livrée séculaire qui a sa grandeur et sa poésie. En France, nos plus célèbres artistes et archéologues, les Lassus, les Viollet-Leduc, les Ruprich-Robert, les Duban, les Boeswilwald, s’efforçaient en vain, en restaurant religieusement nos vieilles basiliques et nos palais, de devancer l’action du temps, cherchant à imiter, pour les parties nouvellement sculptées, cette teinte précieuse sans laquelle il n’y a ni caractère, ni vraie grandeur.

Mais à Venise, nous sommes encore, sous ce rapport, dans des conditions toutes spéciales ; le système décoratif procède à la fois de la peinture et de l’architecture, et l’effet général est le résultat d’une juxtaposition et d’un accouplement de matériaux de couleurs diverses, augmenté encore des vifs éclats des dorures et des compositions exécutées en mosaïques brillantes. Comme si ce n’était pas assez des marbres, de l’or, de la couleur et des émaux éclatans, les architectes primitifs ont aussi incrusté dans ce grand reliquaire des cabochons et des pierres rares. Des conditions atmosphériques spéciales, l’air salin de l’Adriatique, une humidité constante et les vifs rayons du soleil ont pendant plus de neuf cents ans exercé leur action sur cet ensemble : les serpentins, les porphyres, les granits, les cipolins, les brèches, les albâtres de l’Orient, les verts antiques, les africains, polis comme des gemmes, ont pris à la longue une intensité extraordinaire et sont montés au ton des plus violentes couleurs de la palette, pendant que les cubes d’or vitrifiés, qui formaient les fonds, trop vifs et offensans pour les yeux, s’amortissaient sous un impalpable glacis, délicat comme celui dont l’artiste habile vient voiler un effet qui détonne dans l’ensemble d’un tableau. Ce n’est point la main des hommes qui peut jeter ce voile harmonieux sur les monumens, c’est l’œuvre des siècles, c’est la main du temps, et c’est la main de celui qui est dans le temps.

Or supposons, comme c’est le cas pour nombre des parties de la basilique, que le revêtement ait éclaté, et qu’après avoir été, il y a plus de cent ans, rapprochés et maintenus déjà par des crampons fixés dans la brique, tous ces éclats n’aient plus de cohésion; comment y suppléer aujourd’hui ? La marmorata du Tibre, sans doute,