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œuvres d’art des époques les plus diverses, et le fier Coleoni tout bardé de fer, sur l’admirable piédestal renaissance du Leopardi, fait bonne figure à côté des arcs aigus du XIIIe siècle de San Zanipolo ; mais les hommes de génie, quel que soit le siècle qui les voie naître, ont entre eux un lien de parenté ; ils se préoccupent toujours de mettre leurs œuvres en rapport avec les silhouettes des monumens qui les entourent, tandis que de nos jours les hommes de talent qui fondent une statue fixent surtout leurs yeux sur la figure elle-même. Avant de faire le Gattamelata, Donatello dresse son modèle en bois sur le piédestal de Padoue, sur la place même du Santo, et Alessandro del Cavallo, architecte, fondeur et sculpteur, établit son atelier de fusion au Ponte Rosso, là même, où, dans sa superbe attitude, le vainqueur de Piccinino semble marcher contre les ennemis de la république.

C’est le renouvellement de la façade sud, c’est-à-dire celle sur la Piazzetta, qui a provoqué la publication de la protestation du comte Zorzi et la fougueuse lettre de M. Ruskin qui sert de préface aux Observations sur les restaurations intérieures et extérieures de la basilique de Saint-Marc. Après avoir, avec une magie de style que personne ne lui a jamais contestée, évoqué en face de Saint-Marc le passé de la reine de l’Adriatique, le poète des Pierres de Venise s’écrie : « Aujourd’hui, je repasse à la même place en baissant les yeux, je ne trouve plus que la larve ou plutôt le cadavre de ce que j’ai tant aimé. » Faut-il voir là une exagération de poète, ou vraiment la nouvelle façade a-t-elle perdu tout son caractère et toute sa beauté en sortant des mains de ceux qui en ont entrepris la restauration ?

Cette façade menaçait ruine, tout le monde l’a reconnu; non-seulement les murs lézardés et les points d’appui, hors d’aplomb, entraînaient le revêtement, mais les fondations elles-mêmes, mal conçues à l’origine, impuissantes à soutenir l’effort ; de la masse., compromettaient la chapelle Zeno, le baptistère et le trésor. Les travaux furent commencés en 1865 ; l’architecte de la basilique n’avait alors pour contrôle que le conseil de fabrique du Dôme, où ne siégeait qu’un seul homme compétent, M. Saccardo, ingénieur civil. On était sous le gouvernement autrichien, l’administration de la fabrique était en tutelle, mais il est juste d’ajouter qu’on n’exerça sur elle aucune pression ; l’académie de beaux-arts avait seule voix consultative. Lorsque l’autorité supérieure proposa de marquer son passage par la substitution, aux mosaïques du XIIe siècle, de compositions modernes dues à un artiste autrichien, M. Saccardo eut le mérite de lutter énergiquement contre cette décision officielle, et il eut aussi le bonheur de voir ses efforts couronnés de succès.