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non loin de l’ancien hippodrome. Les faits les plus récens ont aussi leur légende. Les incidens sont si rares dans cette vie monotone de l’Oriental, perdu au cœur des montagnes, qu’ils ne tardent pas à prendre des proportions excessives ; on les raconte, on les embellit, et un fait très simple devient une histoire invraisemblable. C’est en Orient qu’on s’explique le mieux par quel jeu facile d’imagination se sont formées les légendes populaires. Un Européen à l’esprit critique, habitué à faire rapidement le départ du vrai et du faux, imagine difficilement avec quel plaisir l’Oriental, surtout le Grec, se laisse aller au charme de ces récits et perd de vue la réalité. L’homme se trouve rarement aux prises avec les nécessités de la vie active, qui le forcent à mesurer la valeur des choses, et l’esprit travaille à vide. On trouverait dans les îles de l’archipel grec des légendes vieilles de vingt ans, dont le point de départ est un fait insignifiant. Tandis que la causerie se poursuit sur notre terrasse, nous pouvons apercevoir, sur celles des maisons inférieures, des Turcs assemblés autour d’un vieillard dont la voix grave arrive jusqu’à nous. C’est un imam qui raconte les nouvelles les plus récentes de l’Herzégovine et excite les musulmans à la guerre sainte.

Il ne reste pas à Ermének de trace de la ville antique Germanicopolis. Seules, les falaises offrent les vestiges d’une chapelle chrétienne : elle était établie dans l’une des grottes naturelles et décorée de peintures; mais le fanatisme turc a fait disparaître en grande partie les fresques peintes sur la paroi du rocher; les têtes des personnages ont été grattées, et ce qui en reste a servi de cible aux tireurs musulmans.

En ce moment, la ville est pleine de troupes qui vont s’embarquer à Sélelkeh ; le konak, grande masure délabrée, est encombré de nizams et de rédifs, et le kaïmacam partage l’autorité avec un commandant militaire. Ce pauvre magistrat a d’ailleurs l’air fort dolent; il est à peine remis d’une mésaventure qui lui est arrivée il y a quelques jours. Nommé récemment à Ermének, il venait prendre possession de son poste; des réfractaires, poussés au brigandage par la misère, l’ont assailli, dépouillé et attaché à un arbre, tandis que son domestique courait chercher des zaptiés à Ermének. On poursuit activement les malfaiteurs, et la présence d’un bataillon dans la ville a pour objet d’arrêter les actes de brigandage. Le commandant militaire ne laisse que fort peu d’autorité au kaïmacam. Quand nous voulons quitter Ermének, il est impossible de trouver un guide à cheval ; les zaptiés courent le pays à la recherche des réfractaires, et les chevaux valides sont réquisitionnés pour le service des troupes. On a reçu la veille l’ordre de diriger deux