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temps du proconsulat de Cicéron en Asie qu’elles le sont aujourd’hui. Comme Cœlius le presse de lui en envoyer, Cicéron lui répond ironiquement : «Je fais rechercher très activement des panthères par ceux qui leur font la chasse; mais elles sont fort rares; et celles qui restent se plaignent, dit-on, que dans ma province elles soient les seules à être traquées. Aussi l’on prétend qu’elles ont décidé de quitter ma province, et de passer en Carie[1]. »

Deux jours de marche conduisent d’Ermének à Mout. Aux environs de cette petite ville, le pays se dénude; c’est une succession de plateaux, au sol aride et crevassé par un soleil dévorant; des vallées pierreuses, peu profondes, coupent cette série de mamelons. Des herbes jaunies, des arbustes rabougris, décolorés par la chaleur, donnent au pays une teinte uniforme, d’un roux très faible dans laquelle se fondent tous les accidens de terrain. Au second plan des collines blanches, d’aspect crayeux, au-dessus, les hauts sommets du Taurus, teintés d’un bleu pâle et velouté, s’harmonisent à merveille avec les valeurs claires des terrains. La lumière éclate de toutes parts. A la longue, la pensée s’assoupit, et grâce au bercement que produit l’allure monotone du cheval, on arrive à une vie de pures sensations, qui laisse seulement le souvenir de formes entrevues, de senteurs aromatiques et d’une clarté intense.

Nous arrivons à Mout avec la nuit. La ville semble déserte : les chiens n’aboient pas, les portes sont closes. Enfin, près d’un figuier qui abrite une fontaine, au pied du kastro, nous apercevons des masses noires étendues sur les larges dalles naturelles que forme le rocher; ce sont les rares habitans de Mout que la chaleur n’a pas chassés dans la montagne, et qui dorment à la belle étoile, enveloppés dans des couvertures; voilà le seul gîte que Mout puisse offrir dans cette saison. Au reste, par cette clarté laiteuse et transparente des nuits d’Orient, c’est un grand charme de pouvoir contempler à loisir le premier aspect de la petite ville, qui s’offre avec un air de véritable grandeur. A la masse noire des hautes murailles du kastro s’opposent les murailles blanches de la mosquée, le turbé en forme de pyramide de l’émir Karaman-Oglou, et les façades claires des maisons délabrées.

Mout compte à peine deux cents familles. La ville, florissante au temps des Seldjoukides, est tombée au rang d’une bourgade. Tout témoigne d’une décadence profonde; sur trois maisons, deux sont inhabitées et tombent en ruines. Le khan, les bains sont depuis longtemps abandonnés ; le kastro, ou château fort, est seul presque intact et élève sur une éminence voisine de la ville ses courtines

  1. Epistol. ad familiares, II-XI, éd. Orelli.