Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/92

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.


Vous faites, madame, en parlant de mon héroïne (il s’agit toujours de Catherine), un éloge absolument neuf du despotisme ; mais cet éloge ne le lui fera pas aimer davantage. Il n’y a peut-être que moi au monde qui sache distinctement le secret de son règne, employé tout entier à miner les bases du despotisme et à donner avec le temps à ses peuples le sentiment de la liberté ; je dis avec le temps, parce qu’il n’est pas plus possible de hâter ce fruit précieux qu’aucun autre. Que son projet réussisse ou qu’il soit interrompu et anéanti après elle, il n’en sera pas moins connu lorsqu’elle ne sera plus, et il viendra un temps où quelque bon esprit ne sera pas peu frappé de l’extrême ressemblance de son système de gouvernement avec celui de M. Necker.

Le plan de partager l’empire en vingt-deux gouvernements qu’elle a conçu il y a douze ans, qu’elle a poursuivi, exécuté, perfectionné successivement avec une constance et une sagesse sans pareilles, indépendamment de l’avantage d’attacher les hommes de tous les ordres par leurs fonctions à la chose publique et de faire des sujets des citoyens, n’a eu d’autre but que celui que M. Necker se proposoit d’opérer par l’établissement des assemblées provinciales. Son projet réalisé n’a eu aucun éclat, parce qu’il est exécuté au milieu d’une nation qui n’est pas encore exercée à calculer les conséquences morales d’une opération politique ; mais il viendra un temps où ce rapprochement entre deux têtes qui se mêloient d’administration dans deux points si éloignés frappera d’étonnement.


Puisque, à en croire Grimm, il est le seul au monde qui ait su distinctement le secret du règne de Catherine, il aurait bien dû nous expliquer certains épisodes de ce règne qui ne sont guère à l’honneur de son héroïne. Quant au dessein qu’il lui prête de miner les bases du despotisme et de donner avec le temps à ses peuples le sentiment de la liberté, j’imagine qu’il dut en rabattre un peu lorsque, dès les débuts de la révolution française, Catherine se mit dans ses lettres à lui parler « de ces savetiers et de ces cordonniers qu’il faudrait renvoyer à leur métier après en avoir fait pendre quelques-uns pour l’exemple » et lorsqu’elle ajoutait cette phrase significative : « Ils ont beau faire et beau dire, le monde ne manquera jamais d’un maître, et encore vaut-il mieux le déraisonnement momentané d’un seul que le déraisonnement de beaucoup qui met une vingtaine de millions d’hommes en fureur pour le mot de liberté dont ils n’ont pas même l’ombre et après lequel ces insensés courent sans jamais l’obtenir. » Il est vrai que Grimm ne tarda pas à être à peu près aussi désenchanté qu’elle des « savetiers et des cordonniers » et qu’en exprimant quelques années plus tard le regret « d’avoir manqué l’occasion de se faire enterrer, » il pleu-