Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 38.djvu/929

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Voici les seules explications qu’après bien des recherches j’ai pu recueillir, soit dans vos documens officiels, soit de la bouche même de vos hommes d’état.

On me dit d’abord que si Hérat appartenait à la Perse, la Russie y établirait des agens consulaires qui y entretiendraient un foyer d’intrigues nuisibles aux intérêts de l’Angleterre.

Le mal me paraît grand, en effet; mais en quoi les intrigues russes seraient-elles plus nuisibles à Hérat qu’à Mesched ou à Samarcande? Quel est ce mal redoutable que le consul russe pourrait faire d’Hérat, et qu’il ne saurait faire de Mesched? Il est vrai que cette dernière ville est séparée d’Hérat d’une cinquantaine de lieues, mais cette différence de quelques lieues serait-elle un avantage assez grand pour justifier deux guerres et rendre nécessaire la continuation de ces atrocités qui ont presque anéanti notre Khorassan et transformé la Perse, votre alliée naturelle, en un vaste champ de ruines?

Vos hommes politiques, pressés sur ce point, reproduisent, sous une autre forme, la même réponse. Ils nous disent que, si la Perse possédait Hérat, ce serait comme si Hérat appartenait à la Russie? Et pourquoi, s’il vous plaît? Parce que la Perse, étant faible et ignorante, ou bien inviterait elle-même la Russie à venir à Hérat, ou serait forcée de la lui céder. Quelle que soit la faiblesse de cet argument, admettons le danger que vous signalez. Mais que dire du remède? Ce remède était-il sérieux? était-il surtout digne de la politique d’une grande nation? Vous vous êtes dit : Le schah céderait Hérat à la Russie, prenons donc Hérat et donnons-la à un khan afghan. Mais si Hérat entre les mains du schah n’était pas sûre, comment le serait-elle entre les mains d’un khan afghan? Si la cour de Téhéran, avec toutes ses relations européennes, avec ses connaissances infiniment supérieures et avec toutes les responsabilités d’un gouvernement national, pouvait se laisser séduire par la Russie, pourquoi des chefs afghans, guidés seulement par les intérêts les plus vulgaires, n’ayant aucune racine dans le pays, pourquoi, dis-je, ces aventuriers d’un jour seraient-ils plus insensibles à cette séduction de la Russie? Et si le gouvernement du schah pouvait être forcé à céder sous la pression russe, pourquoi cette même pression jointe à celle de la Perse resterait-elle impuissante vis-à-vis du gouvernement afghan d’Hérat?

Ceux qui daignent écouter ces objections si oiseuses, surtout dans la bouche d’un Asiatique, répondent par ce raisonnement victorieux : La Perse, disent-ils, pourrait un jour s’allier ou volontairement ou forcément à la Russie et entreprendre avec elle une expédition contre l’Inde, auquel cas, il serait pour l’Angleterre d’une haute importance qu’Hérat ne fût pas entre les mains des Persans. Voilà enfin le grand argument! Voilà l’arrière-pensée qui fait bondir de colère tout Anglais à qui l’on parle de la Perse et d’Hérat !