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Cid, c’est M. Worms qui porte un assez vilain petit bonnet, pendant trois actes, sur de noirs cheveux bien crépus : cheveux et bonnet doivent être certainement tout ce qu’il y a de plus espagnol : ils n’en donnent pas moins à M. Worms une physionomie disgracieuse. Certes il ne faut jouer ni Racine ni Corneille,

En habits de marquis, en robes de comtesses,

comme c’était l’usage en leur temps. Ce serait leur nuire, puisque, sous prétexte de les ramener à leur date et de replacer leurs œuvres dans leur vrai milieu, ce serait diminuer aux yeux la part de vérité humaine, générale, universelle, que ces œuvres contiennent. Mais n’est-ce pas la diminuer aussi que de vouloir transformer en un milieu rigoureusement historique, le milieu vrai sans doute, mais idéal d’abord, dans lequel ils ont placé leur action ? Car voyez quelles chicanes je vais aussitôt soulever ! De quelle date et de quel style seront les décors et les costumes du Cid ? Vous voulez être vrai ? Remontez donc alors jusqu’au XIe siècle et que Rodrigue soit vêtu, comme l’était encore dans son cercueil le Campeador de l’histoire, d’un vêtement arabe ou mauresque ; mais vous avouerez bien que ce ne sera plus alors le Rodrigue de Corneille. Voulez-vous pas aussi me rendre le Néron de la réalité ? le Néron de Tacite, ou plutôt le Néron de Suétone ? Alors que M. Mounet-Sully s’avance avec un gros ventre sur des jambes grêles : ventre projecto, gracillimis cruribus, dit le biographe ; et qu’il regarde la Junie de Racine à travers cette émeraude concave qui servait de lorgnon à l’empereur, à ce qu’un autre assure. Vous y gagnerez un point : c’est que, tandis que le spectateur examinera curieusement l’émeraude et qu’il s’interrogera sur cette nouveauté de mise en scène, il n’écoutera pas ce que dit M. Mounet-Sully, et, par hasard, ni M. Mounet-Sully, ni le spectateur, ni Racine n’y perdront.

L’observation va plus loin qu’on ne croirait d’abord. En effet, si vous consultez l’histoire, lorsque, vers le milieu du XVIIIe siècle, Mlle Clairon, c’est-à-dire Voltaire, et plus tard Beaumarchais, imaginèrent d’occuper les yeux en même temps que l’esprit, vous verrez que ce fut uniquement pour solliciter par des artifices nouveaux l’intérêt qu’ils ne savaient plus faire jaillir de ses sources naturelles. « Si certains morceaux d’hermine et de fourrure, dit Swift quelque part, sont placés en un certain endroit, nous les appelons un juge ; de même une réunion convenable de dentelles et de satin noir se nomme un évêque. » C’est ainsi qu’un pourpoint avec un haut-de-chausses, accommodés d’une certaine manière, ont commencé de s’appeler chez nous un Espagnol ou un Italien. La vérité qu’on ne savait plus mettre dans la bouche des personnages, on l’a mise dans leur costume. L’impression que l’on ne