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copier sans doute, et de la façon la plus grossière, ce ne sont pas des inventeurs; mais ils avaient senti confusément la portée de ce passage de la vie errante à la vie agricole. Ils savaient qu’il y avait des tribus dans les Andes qui, préservées par leur isolement de cette gangrène du pillage aisé, étaient arrivées à s’assurer une vie paisible et un bien-être relatif en labourant ; ils avaient voulu les imiter. Quand cette tentative, dont ils s’exagéraient le mérite, fut si brutalement découragée, ils reconnurent clairement que la fatalité les poursuivait.

Au terme de cette interminable vallée, un petit lac porte le nom significatif de Tripahué : Reste ici; c’est un conseil charitable. La route, qui jusque-là va droit au sud-ouest, direction du vent pampero et par conséquent des dunes, s’infléchit en ce point vers le sud pour aller rejoindre le Colorado à une quinzaine de lieues en amont de Choyqué-Mahuida, et s’engage dans une contrée désolée. De Tripahué à Lihué-Calel, où devait être Namuncurà, il y avait, d’après les Indiens, deux jours de marche au trot et au galop, ce qui eût représenté une quarantaine de lieues. En réalité, il n’y en avait que vingt-trois, mais sans eau; deux mares insignifiantes échelonnées sur le trajet devaient être sèches à cette heure : on était en été, et tout ce qui restait de la tribu venait d’y passer. Cependant des mares indiquaient un bas-fond; dans un bas-fond il devait être possible de creuser des puits. Pendant que la division Guamini rendait visite sur notre droite à des tolderias disséminées à une vingtaine de lieues de nous, la division Puan gagna la seconde et la plus importante de ces mares pour ouvrir des citernes. Nous la suivions de près, et nous fîmes une courte halte de nuit près de la première, qui n’était qu’un amas de vase putride. Un détail dramatique l’a gravée dans mon souvenir.

Les Indiens, entre autres fléaux, étaient décimés par la petite vérole. C’est une maladie qui fait chez eux de grands ravages; il paraîtrait même qu’ils ont enrichi la science d’une variété nouvelle, extrêmement maligne, et sur laquelle, d’après certaines observations recueillies dans les villages chrétiens où elle se répandit à notre retour, la vaccine aurait peu d’effet. Elle leur inspire beaucoup de terreur, et quand un des leurs est atteint, ils le transportent à une grande distance, lui dressent à la hâte une hutte de branchages, mettent à sa portée quelques alimens, une cruche d’eau, et s’enfuient sans tourner la tête. Quelquefois ils appliquent sur le visage des patiens un emplâtre fait de crottin de cheval et d’argile; mais c’est là un traitement réservé aux personnes privilégiées, aux femmes de haute extraction par exemple. Précisément une de ces huttes se trouvait là ; l’Indien qu’on y avait abandonné, hideusement tuméfié et vraiment effroyable, venait d’expirer. Les