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lieues. Nos yeux étaient habitués à apprécier avec sûreté une distance d’après la teinte que l’éloignement donne aux objets. Les Indiens avaient exagéré, comme toujours, les difficultés de ce passage ; elles n’avaient rien d’alarmant pour une cavalerie éprouvée et dure au mal comme la nôtre. On démêlait aussi sur la poussière à travers les sabots des chevaux de l’avant-garde d’autres traces plus anciennes ; des pattes de moutons, des pieds de femmes, facilement reconnaissables à la largeur de l’empreinte, car chez les Indiens, au rebours de ce qui se passe chez les civilisés, ce sont les hommes qui ont les extrémités fines, et les pauvres femmes, déformées par les rudes corvées qu’on leur impose, qui les ont massives. Le sentiment de supériorité de cavaliers poursuivant des piétons et l’ardeur d’affamés poursuivant des moutons se joignaient pour donner du montant et presque de l’attrait aux fatigues de la route. Une bonne pluie d’orage qui vint rafraîchir à point l’atmosphère accablante de la nuit et de la matinée acheva de mettre en belle humeur les animaux et les hommes. Il y eut cependant un moment cruel ; les éclaireurs déjà engagés dans les défilés de Lihué-Calei envoyaient dire que rien n’y apparaissait et que la sierra semblait vide. Enfin ! ce serait pour le lendemain ; une tribu entière, des femmes à pied, des moutons, ne s’enfoncent pas sous terre, et nous saurions bien les trouver. Avant tout, il fallait abreuver et restaurer les chevaux, et pour cela reconnaître les vallées intérieures de la montagne qui se trouvait devant nous. La division Puan reprit sa marche à l’avant-garde et disparut derrière les imposans rochers de grès rouge qui fermaient l’entrée du premier ravin.

On attendit une demi-heure de ses nouvelles ; celles qui arrivèrent étaient grandes et imprévues. Toute la tribu, surprise et cernée au fond d’un entonnoir où elle se tenait blottie, était prisonnière. Quelques Indiens seuls avaient pu sauter à cheval ; on les suivait de près, on supposait que Namuncura en était, ils allaient au sud. On lança dans cette direction quelques escadrons bien montés ; mais le commandant Garcia, terriblement expéditif en ces occasions, tenait la tête et la garda. C’est un officier de sa colonne, le capitaine Ruybal, qui, à une heure avancée de la nuit, ramena le dernier groupe de prisonniers, celui dont on avait supposé que Namuncura faisait partie. On l’avait atteint à 8 lieues de Lihué-Calel : 8 lieues de chasse à courre, de nuit, à travers les broussailles, voilà qui fait également honneur aux chasseurs et aux chevaux. Ce n’était pas d’ailleurs Namuncurà qu’il ramenait, ce n’était qu’un des membres importans de son conseil privé, le capitanejo Nancucheo, superbe Indien, madré compère, qui eut à quelques jours de là une piètre fin. Après s’être enfermé d’abord dans un