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silence plein de dédain et surtout de courage, au retour il devint jaseur, offrit de livrer des tribus entières réfugiées dans des parages de lui connus, et obtint de la sorte quelques douceurs et un relâchement de surveillance. Il en profita pour piquer des deux dans une marche de nuit, où il se sentait entre les jambes un cheval dispos, tandis qu’un Indien dévoué qu’il avait endoctriné s’élançait dans une direction opposée pour diviser la poursuite. Ce n’est que dans les ballades que les balles vont moins vite que les chevaux ; tous deux y restèrent. Quand on releva le cadavre de Nancucheo, on trouva sur lui un poignard et une ceinture de cuir assez bien garnie de pièces d’or, peut-être la cassette particulière du cacique. Soustraire au flair de soldats argentins de pareils objets pendant plusieurs jours, c’est un des beaux traits d’habileté que j’aie vus. Nous avions d’abord l’espoir, sur le rapport des chrétiennes captives, d’avoir surpris Namuncurà au gîte; nous n’avions pas tardé à recevoir là-dessus les révélations d’une personne des mieux informées, d’un des ornemens de sa cour, de la devineresse attachée à sa personne. Ces captives, cette devineresse, formaient, avec les moutons bien entendu, qui étaient plus de deux mille, et le cadre grandiose des roches abruptes et rouges de Lihué-Calel, toute l’originalité de la journée, semblable pour le reste à bien d’autres que j’ai eu l’occasion de décrire.

Les captives étaient une vingtaine, chargées d’enfans métis pour la plupart, enlevées à leur famille à des âges différens, et chez lesquelles on pouvait suivre les gradations de l’inoculation de la sauvagerie chez de malheureuses femmes. C’était tout ce qui restait de chrétiens dans la tribu. Des déserteurs qui avaient voulu en d’autres temps partager la vie de la tolderia, les uns avaient réussi à repartir en s’appropriant les meilleurs chevaux, les autres avaient été massacrés, ainsi que les captifs, afin de couper court aux velléités d’évasion postérieures. Deux petits prisonniers avaient pourtant été épargnés à cause de leur jeunesse, un Italien de quinze ans et un joli bout d’homme blond dans lequel je ne reconnus pas sans émotion un compatriote. Il y avait près de trois ans qu’il avait été pris. Durant le voyage de retour, qu’il fit à mes côtés, les langues de son enfance lui revenaient peu à peu, l’espagnol d’abord, puis des lambeaux de français. Recueilli à la légation de France dès son arrivée, il a fini par être rendu à sa famille, qui avait eu aussi une odyssée compliquée, et habitait une province de l’intérieur. Voilà un gamin qui revient de loin. Quant aux captives, on leur avait signifié la veille que, vu la rareté des chevaux et des vivres, elles n’étaient plus que des meubles embarrassans, et qu’on les égorgerait le lendemain avant d’entreprendre l’émigration vers les Andes. Une d’elles avait été déjà mise à mort