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Tout change d’aspect quand on se rapproche des Andes. Ce que j’ai pu voir du cours supérieur du Rio-Negro, les descriptions du Haut-Nauquen, du Limay, avec leurs eaux vives, leurs forêts de pommiers, de chênes, de pins, donnent l’idée d’une Suisse américaine, mais d’une Suisse plus tempérée, s’étageant en gradins aux abords du 30e degré de latitude et orientée de manière à être respectée par les vents. Les vents de sud-est et de sud-ouest sont le principal élément de la température dans ces plaines indéfinies ouvertes du côté de l’océan et du pôle. On sent déjà, dans la vallée du Rio-Negro, qu’ils prennent de flanc et franchissent d’un bond sans y pénétrer, l’influence du moindre abri sur la douceur du climat et la régularité des saisons. La colonisation, au rebours de toutes les traditions coloniales, est forcée d’aller ici des montagnes vers la mer. Le peuple conquérant doit imiter l’exemple des races autochtones, il doit rayonner autour du massif géologique le plus ancien. Pour songer seulement à une pareille entreprise, il fallait mettre ce massif en communication avec l’océan. C’est ce que permet de faire la possession paisible du Rio-Negro, en attendant que vienne le tour du Rio Santa-Cruz, qui est l’autre grande artère de la Patagonie.

Ce sont de belles perspectives et qui doivent paraître au lecteur de beaux songes. C’est le point de vue qui fait le tableau : quand je repassai par l’Azul à mon retour du Nauquen, quand je me retrouvai dans ce village où j’avais fait mes débuts d’homme de frontière, j’eus un élan de fierté. Je me disais que j’avais été des plus rudes fêtes de cette guerre, à côté des infatigables commandans, aujourd’hui colonels, qui ne prenaient pas plus de repos qu’ils n’en accordaient à l’ennemi : occupations de fantaisie, temps perdu, me répétaient les officieux donneurs de conseils ; perdu, soit ! mais bien employé. Je me souvenais que j’avais vu les Indiens maîtres de ces campagnes ; ils avaient tué du monde sur les bords de ce ruisseau, ils livraient aux troupes des batailles rangées de l’autre côté de ces collines, et cela paraissait chose naturelle. Les uns prétendaient qu’il faudrait un siècle, les autres qu’il en faudrait trois pour les soumettre. On peut aller maintenant jusqu’aux confins du Chili sans en rencontrer. Combien de temps a-t-on mis pour opérer cette transformation ? Un peu plus de trois ans. De pareils rapprochemens, faits sur les lieux, prédisposent à l’optimisme, et l’on me pardonnera sans doute, après tant de plaines, tant de bois, tant de lacs reconnus et conquis, de « voir grand » quand il s’agit de l’avenir de la république argentine.


ALFRED EBELOT.