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Europe. Ses voisins immédiats, la Turquie, l’Empire, la Prusse, tous grands facteurs de l’ordre européen, ne comptent guère plus avec lui qu’avec ces khans tatars dont on le distingue confusément. Quand Dolgorouki, le premier ambassadeur de Pierre, arrive à Versailles en 1687, il y obtient le même succès de curiosité qu’un envoyé chinois ou birman ; il faut, dans ce centre des lumières, recourir aux géographes, et aux académies, pour savoir d’où sortent ces barbares. — « L’Académie des inscriptions, nous dit Voltaire, célébra par une médaille cette ambassade comme si elle fût venue des Indes. »

Quel était le secret de cette faiblesse d’un peuple nombreux ? Ses voisins l’ignoraient parce qu’il s’ignorait lui-même. Depuis de longs siècles il dormait dans sa torpeur polaire. Le gouvernement, les mœurs, les arts, le commerce, le costume, tout chez lui était oriental, disons même asiatique, partant immobile. Il tirait toutes ses racines de l’Orient byzantin et de l’Asie tatare : de Byzance, son clergé avait gardé une tradition religieuse étroite, matérialisée, qui pesait sur toute la vie nationale : des Tatares, auxquels il fut si longtemps soumis, ses souverains avaient pris l’étiquette, les procédés de gouvernement, la tactique militaire, l’esprit violent et rusé. À Moscou comme à Damas ou à Ispahan, la femme était recluse au térem, on l’épousait sous un voile ; son action éducatrice sur les mœurs était nulle. Les seuls instituteurs de ce peuple, plongé dans une noire ignorance, étaient des moines dont rien ne pouvait égaler l’indigence intellectuelle. Une noblesse grossière et anarchique combattait à la manière mongole, avec des levées de vassaux, pour le souverain ou contre lui. La mer, le grand lien des nations civilisées à cette époque, le véhicule des richesses et des idées, n’était connue des Moscovites que dans les légendes : aucun de leurs princes, avant Pierre, ne l’avait vue de ses yeux. Quant à franchir la frontière, nul n’y songeait à moins de force majeure : les langues, les arts, les sciences de l’Occident, autant de choses maudites, repoussées par l’exclusivisme religieux et national ; les rares commerçans étrangers étaient parqués dans un faubourg de Moscou, le quartier allemand, sorte de ghetto réprouvé qu’on sabrait sans scrupule aux jours de sédition populaire. Le costume même témoignait des origines et des mœurs du Russe : c’était le long et flottant vêtement oriental, signe extérieur de l’indolence asiatique.

Avec le père de Pierre le Grand, ce tableau n’est déjà plus rigoureusement exact. Dès le règne d’Alexis Michaïlovitch, quelques hommes intelligens sentent leur infériorité nationale, en souffrent, et font effort pour en sortir. Des regards curieux se tournent vers l’Europe, hésitans encore et sans suite. Le patriarche Nicon essaie la réforme du clergé, des lettrés polissent la langue, traduisent