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14 octobre 1711, dans ces jours où l’année du Nord s’assombrit prématurément, Charlotte sortit de la cathédrale où repose la femme de Luther. Le vieux château de Torgau ferma ses fenêtres au jour, comme pour une action mauvaise ; des torches s’allumèrent dans la grand’salle, aveuglée et assourdie par des tentures de velours; le tsar, la reine de Pologne, les Wolfenbuttel entourèrent les fiancés; un prêtre russe dit les prières sacramentelles, selon le rite d’Orient; il s’adressa en latin à l’épouse; elle se prêta au sacrifice sans comprendre. Suivant la coutume des orthodoxes, le chancelier de Russie, Golovkine, soutenait la lourde couronne impériale, inclinant sous son faix cette frêle tête de dix-sept ans. — On donna deux jours aux réjouissances : le troisième, Pierre, toujours impatient d’agir, partit en laissant à son fils l’ordre de se rendre à Thorn pour y préparer les quartiers de trente mille Russes qui arrivaient en Poméranie. Alexis ramena sa femme à Wolfenbuttel : la petite cour se mit en fête, on y célébra bruyamment ces joies politiques ; le grave Leibniz, qui avait été un peu trop mêlé, pour un philosophe, aux intrigues matrimoniales de son ami Uhrbig, ne dédaigna pas de composer des acrostiches latins et de mauvais vers français. Le 7 novembre, le tsarévitch, sur une lettre pressante de son père, rejoignait son poste à Thorn ; un mois après Charlotte quittait son bon foyer allemand pour aller chercher son mari en Poméranie.

Alors commence la noire destinée, pour cette brillante épousée, la gêne, l’abandon. Bien malgré lui, Alexis a dû suivre son père dans les camps de Mecklembourg, au siège de Stettin. La première année du mariage, l’année des rians souvenirs où les heureux de ce monde vont au soleil, Charlotte la passera dans l’ennui, suivant les fourgons d’armée à travers les moroses citadelles de la Vistule. Nulle terre n’est plus mélancolique que ces plaines marécageuses de la Prusse orientale, aux horizons gris et bas, mourant dans les lagunes de Dantzig aux grèves d’une mer froide, sans grâce et sans lumière. La Vistule roule ses boues ou charrie ses glaces entre des berges nues, des solitudes sans villages, reflétant de loin en loin la silhouette de quelque place de guerre, Thorn, Elbing, Marienbourg : rudes remparts, donjons en défense, amas de briques rouges resserrés par les épaulemens des bastions. À cette époque, après les longues guerres de Suède et de Pologne, c’étaient des bourgades ruinées, habitées par le peuple sordide des trafiquans juifs, foulées par les reîtres et les Kosaks, bruyantes seulement du passage des canons russes qui les traversaient sans répit. La princesse écrit de Thorn : « Je vis dans un couvent; en face une maison à demi brûlée, vide; des seigneurs polonais de la campagne me visitent parfois. » Dans ce triste cadre, elle subit l’assaut de