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reporter tout son espoir; chose plus grave encore, Catherine, l’épouse toute-puissante sur l’esprit du tsar, allait devenir mère, peut-être donner un rival dangereux au fils et au petit-fils d’Eudoxie. — En rentrant des funérailles de sa femme, le soir même du 27, le tsarévitch trouva chez lui une lettre de son père datée du 11 octobre, jour de la naissance du petit Pierre. Voici le sens général et quelques passages de cette missive, tout imprégnée de la force d’âme et de la hauteur de vues du grand tsar.

« Avertissement à mon fils. — Après de longues campagnes, nous avons appris à vaincre nos éternels ennemis les Suédois. C’est une grande joie pour la patrie; mais mon chagrin surpasse ma joie quand je considère celui qui doit me succéder, inutile au gouvernement de l’empire, sans goût pour la guerre. Je ne te demandais pas de guerroyer sans cause juste, mais d’aimer l’art militaire et de t’y instruire; c’est l’une des deux parties du gouvernement, qui sont la bonne administration et la défense du pays. Ne t’imagine pas que tes généraux suffiront à commander pour toi : chacun a les yeux fixés sur le maître et se règle sur ses préférences; on aime ce qu’il aime, on néglige ce qu’il néglige; et puisqu’on quitte si vite jusqu’aux plaisirs dont il ne veut plus, combien plus vite on se dérobera à la dure servitude des armes! Comment pourras-tu juger et punir tes généraux si tu ne connais pas à fond leur métier? Prétexteras-tu ta faible santé? C’est là une mauvaise raison. Je ne te demande pas des travaux au-dessus de tes forces, je te demande le goût de la chose militaire. Vois que de princes, sans payer de leur personne, ont préparé ainsi le succès de leurs armes ! Rappelle-toi le feu roi de France; il paraissait peu dans ses armées, mais il s’en occupait avec amour; que de grandes choses il a accomplies ! comme il a glorifié son royaume par-dessus tous les autres !

« Voici ce qui me trouble. Je ne suis qu’un homme sujet à la mort; à qui laisserai-je le champ que j’ai ensemencé avec l’aide du ciel, et la moisson déjà grandissante? A celui qui, comme le serviteur fainéant de l’Évangile, a enfoui son talent dans la terre?.. Rappellerai-je ton mauvais naturel et ton entêtement? J’ai eu beau te gronder, te battre, rien ne m’a réussi, rien ne t’a amendé; tu ne veux rien faire, sinon festoyer dans ta maison, tandis qu’auprès de toi tout va de mal en pis... Je pense à tout cela avec douleur, et voyant que je ne puis te ramener au bien, j’ai résolu de t’écrire ce dernier testament et d’attendre encore un peu que tu te réformes. Si tu t’y refuses, sois bien certain que je te rejetterai comme un membre gangrené; ne te fie pas sur ce que tu es mon seul fils, ne crois pas que je veuille seulement t’effrayer; je ferai comme je dis; moi qui n’ai plaint ni mes peines ni ma vie pour le bien de