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Alexis, replongé dans ses épouvantes, se jette aux genoux de l’Autrichien et s’écrie en sanglotant : « Au nom de Dieu et de tous les saints, je supplie l’empereur de sauver ma vie, de ne pas m’abandonner dans le malheur ; — je vais périr, ne me livrez pas à mon père ! » Kühl lui déclara alors que le seul moyen de salut était de fuir plus loin, en toute hâte, seul et sans même emmener ses gens. Alexis consentit à tout : il ne demandait qu’à fuir au bout du monde ! Il insista seulement pour garder avec lui son inséparable page. Ce point essentiel accordé, on résolut de partir sur l’heure. Un matin de la première quinzaine de mai (aucune lettre ne donne la date exacte), le burg d’Ehrenberg rouvrit sa herse au prisonnier qu’il avait loyalement gardé durant cinq mois : Alexis quitta cette dure et froide bastille du Tyrol avec plus de regret qu’il n’avait quitté ses palais de Pétersbourg et de Moscou. Kühl et ses deux compagnons prirent la route d’Italie. De Trente, le secrétaire d’état écrit au chancelier : « Tout va bien, mais j’ai grand’peine à empêcher notre société de s’enivrer et de faire du tapage ; j’ai remarqué à nos trousses des figures suspectes. »

Ces figures suspectes, c’étaient celles de Roumiantzof et de ses hommes. Prévenu par Vessélovski, l’officier des gardes était aux aguets. À ce moment même, il avait été dérangé par la police impériale, mal édifiée sur ses passeports trop changeans. Pourtant il avait pu se rapprocher d’Ehrenberg à temps pour avoir vent du départ : il prit la poste d’Italie et brûla les routes à la poursuite de son prince. Il le rejoint à Mantoue, d’où il renseigne l’agent de Vienne. La chasse continue sur les vastes territoires de l’empire : de Florence, de Rome, Roumiantzof écrit à l’ambassadeur qu’il est sur les talons des fugitifs. Poursuivis et poursuivans arrivèrent ainsi jusqu’aux portes de Naples. On sait qu’après la guerre de la succession d’Espagne, les traités avaient laissé à l’empereur ses conquêtes d’Italie, y compris le royaume de Naples. Dans le tumulte de cette capitale, Roumiantzof perdit la trace du tsarévitch. Peu importait d’ailleurs ; il le savait arrivé à ce point extrême des frontières impériales, où on ne pouvait dissimuler longtemps sa retraite. Le capitaine revint droit à Vienne rendre compte de sa mission à Vessélovski ; celui-ci le renvoya sur l’heure à Pétersbourg avec un rapport détaillé à son maître. Le coup était manqué pour cette fois : la proie, un moment serrée de si près à Ehrenberg, échappait aux limiers ; c’était une campagne à recommencer.


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGUË.