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tantôt la Prusse, tantôt l’Autriche... Ces oscillations sont inévitables dans la situation politique du jour. Le mieux que nous puissions faire, c’est de tenir la balance égale entre les deux puissances, sauf à la faire pencher selon les circonstances du côté que réclame notre intérêt du moment. C’était le système de l’impératrice Catherine. Il détruit sans doute la confiance, mais ce sentiment est exclu de la politique moderne et ce n’est pas nous qui l’en avons banni. » Celui qui avait écrit ou inspiré ce mémoire s’est ravisé; il a voulu sans doute restaurer en Europe le sentiment de la confiance. Quand l’heure décisive a sonné, il a sacrifié résolument l’Autriche, et la Prusse a pu compter sur son absolu dévoûment.

Pour prouver combien l’amitié russe est instable et perfide, l’anonyme a invoqué le témoignage de M. Rothan et cité une page de sa belle étude, si remarquable et si remarquée, sur la Politique française en 1866. M. Rothan a établi qu’après Sadowa, le gouvernement russe avait eu quelque velléité de réprimer les convoitises du vainqueur, de le contraindre à soumettre ses revendications au verdict d’un congrès européen. L’événement a démontré que le prince Gortchakof avait joué alors une scène de dépit amoureux, qu’il avait voulu rendre à M. de Bismarck la monnaie de sa pièce : el desden con el desden. Par ses chicanes, par ses menaces, il se proposait de ramener à lui un ami distrait et superbe, qui semblait l’oublier. On le négligeait, on ne se souvenait plus qu’il existât, on n’avait plus rien à lui dire, point de confidences à lui faire. Il s’est mis à causer avec la France, à lui dénoncer les appétits insatiables de la Prusse, à la mettre en garde contre les équivoques d’une politique sans scrupules. C’est un jeu qui lui a réussi plus d’une fois; quand la Prusse a des hauteurs, on coquette avec Paris. Si l’anonyme consultait à ce sujet M. Rothan, il lui apprendrait que cela s’appelle «la politique des cantharides. » — « Le cabinet de Berlin répondit sur un ton dégagé au prince Gortchakof, il revendiquait hautement le droit de régler avec les états qui l’avaient combattu les conditions de la paix. Il était convaincu sans doute, en répondant de la sorte, que plus il exaspérerait le cabinet de Saint-Pétersbourg, plus aisément il le ramènerait à lui, lorsque avant peu il serait à même de lui administrer la preuve que ses pourparlers avec la France n’avaient eu qu’un caractère dilatoire, et que ses infidélités à l’alliance russe n’étaient qu’un jeu de la politique commandé par de périlleuses circonstances[1]. »

Tout se passa comme M. de Bismarck l’avait prévu. Peu de temps après, le général Manteuffel partait pour Saint-Pétersbourg; sa mission fut couronnée d’un plein succès, et l’entente fut promptement rétablie. Quant aux fruits savoureux qu’elle a portés, Panonyme n’en a presque rien dit. Il a passé avec une incroyable légèreté sur les services

  1. La Politique française en 1866, page 331.