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sa majesté et l’accusait de parricide. Voyant bien qu’il ne prierait pas, nous le prîmes sous les bras et nous l’agenouillâmes de force ; un de nous, lequel au juste, je ne sais, l’épouvante m’ayant troublé la mémoire, fit cette prière en son nom : « Seigneur, reçois l’âme de ton serviteur Alexis dans la paix des justes et pardonne-lui ses péchés dans ta miséricorde! » — À ce dernier mot, nous renversâmes le tsarévitch sur son lit; prenant deux coussins à son chevet, nous les jetâmes sur sa tête : nous avons pesé dessus jusqu’à ce que les jambes et les bras aient cessé de remuer et le cœur de battre; c’est venu vite, grâce à la faiblesse où il était. Ce qu’il a dit alors, personne n’a pu le comprendre : l’effroi de la mort qui venait avait égaré sa raison. Dès que ce fut accompli, nous recouvrîmes le corps du tsarévitch, comme s’il dormait, et ayant prié Dieu pour son âme, nous sortîmes sans bruit. Je restai avec Ouchakof près de la chambre pour que personne n’entrât; Boutourline et Tolstoï allèrent faire leur rapport au tsar. Bientôt vint du palais la dame Krammer, avec un mot de passe de Tolstoï; nous lavâmes avec elle le corps du tsarévitch, nous le préparâmes pour la sépulture, et nous le revêtîmes de ses habits de parade. »

Si la Russie doit jamais avoir un Shakspeare qui porte sur la scène cette tragédie nationale, ce sera sans doute cet émouvant récit que le poète fera passer dans ses vers; mais l’histoire a d’autres exigences que le théâtre, et des doutes graves s’élèvent sur l’authenticité de la lettre de Roumiantzof. — Nous aurons fini avec les différentes versions de la mort d’Alexis en rapportant l’opinion confuse du populaire, celle qui se dessina tout d’abord en traits flottans dans l’imagination des masses et devint la tradition. Dès l’année suivante, M. Solovief en retrouve les élémens épars dans les prédications des popes, les récits des bonnes femmes; pour le moujik de Moscou ou le raskolnik du Volga, Alexis a été la victime d’une belle-mère ambitieuse : poussé par sa seconde femme, le tsar a pris son bâton de chêne, un souvenir de l’épieu meurtrier d’Ivan le Terrible ; il a été à la forteresse interroger son fils; dans un moment de colère provoqué par les réponses de ce fils rebelle, il s’est jeté sur lui et l’a frappé, tout comme le tsar Ivan frappa mortellement son héritier. Ivan est la plus vivante figure de la légende populaire, et la légende aime à se répéter.

Ainsi, tous ces témoins entendus, quelques faits seuls restent irrécusablement établis. Le 26 au matin, Pierre, Menchikof et d’autres familiers du tsar sont allés à Saint-Pierre-et-Saint-Paul. En leur présence, la question a été donnée au prisonnier, malade, affaibli par les tortures physiques et morales des derniers jours. Vers onze heures, le souverain et sa suite ont quitté la citadelle. Il est resté du monde jusqu’au soir dans le cachot d’Alexis, on y a