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porté un repas et des gardes en ont interdit l’approche. — Vers six heures, le bruit de la mort du prince s’est répandu dans la forteresse; à ce moment, le tsar et la cour étaient à l’église de Troïtza. D’après le récit de Weber, marqué au coin de la vérité, Pierre avait appris un peu avant par une estafette la funèbre nouvelle, à l’instant où il allait retourner à Saint-Pierre-et-Saint-Paul, sur la demande de son fils expirant. Le lendemain 27, personne ne témoigne avoir vu les restes du défunt ; ils sont gardés chez le gouverneur, tandis que la journée se passe en fêtes et la nuit dans un banquet; mais le 28 et le 29, tout le peuple a pu voir le corps du prince exposé dans l’église de la Trinité, tous ont pu l’approcher et baiser ses mains. Le 30, il a été solennellement enseveli, avec les honneurs dus à l’héritier du trône, dans le caveau conjugal, à la cathédrale de Saint-Pierre-et-Saint-Paul.

En dehors de ces particularités attestées par les témoins officiels ou privés, toutes les assertions que nous avons reproduites sont contradictoires ou dénuées de preuves. Les rapports des résidens étrangers ne sont que les échos des bruits de la ville, des commérages de la domesticité. Ils n’ont rien vu ni rien su avec certitude. Il faut d’ailleurs se tenir en garde contre l’hostilité systématique habituelle aux agens diplomatiques dans un temps et dans un pays où ils avaient à souffrir de fréquentes vexations, contre le désir de paraître bien et vite informé, qui est l’écueil de cette profession. — Tout autre est le caractère des deux narrations capitales, dites de Bruce et de Roumiantzof, émanant de gens qui affirment avoir vu, avoir agi dans le drame. Si nous ne possédions que l’une des deux, peut-être surprendrait-elle notre conviction. Mais comment concilier les affirmations directement opposées de ces deux soi-disant témoins? Il faut choisir, et nous sommes ainsi conduits à discuter l’authenticité des deux relations. La première n’a paru à Londres que plus d’un demi-siècle après l’événement, après la mort de l’auteur dont elle porte le nom. Aucun contemporain ne nomme Bruce parmi les personnes présentes à la citadelle durant les heures décisives. Qui nous garantit la fidélité de l’éditeur anonyme de ces mémoires? — La lettre de Roumiantzof est au contraire datée du mois suivant et son auteur présumé fut jusqu’au bout avec Tolstoï le plus redoutable instrument du tsar contre Alexis; mais le Titof auquel elle est adressée est inconnu, ce nom ne se rencontre pas parmi ceux des personnages de l’époque; nul n’a jamais vu l’original de cette lettre, des copies dissemblables entre elles ont circulé plus tard dans diverses mains, les historiens récens l’ont enfin recueillie et fixée; la filiation du document se perd dans une nuit mystérieuse, il n’a pas, si l’on peut dire, d’état-civil régulier. Il y a une forte invraisemblance à faire ainsi confesser par