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au moment de ce qu’on appelle la naissance, n’est pas une « table rase. » Nous sommes ici en présence d’une forme toute nouvelle de la doctrine de l’innéité. Il ne s’agit point sans doute d’une innéité absolue, métaphysique en quelque sorte, plongeant dans les profondeurs de la substance; il s’agit d’une innéité toute relative, mais que l’on peut faire remonter aussi haut que l’on voudra. Lorsqu’on dit que toutes nos idées viennent de l’expérience, de quelle expérience veut-on parler et à quel moment prend-on cette expérience? Est-ce au moment de la naissance? est-ce que l’enfant qui vient de naître est une table rase? n’a-t-il rien senti avant de recevoir l’impression du milieu externe? était-il donc une statue jusque-là? Non, sans doute; avant ce que nous appelons naissance, c’est-à-dire avant son apparition dans le milieu externe, il avait déjà senti. Mais jusqu’où remontera-t-on? à quel moment précis pourra-t-on soutenir que le fœtus, que l’embryon cesse d’être une table rase, mais qu’il l’était auparavant? On voit combien la théorie de la statue est incapable de répondre à de pareilles questions. Cabanis, par ses habitudes de médecin, devait être conduit à considérer l’homme d’une manière plus concrète et aborder des questions dont Condillac ne s’est pas douté. Il jetait ainsi les bases de ce que l’on peut appeler la psychologie intra-utérine[1].

Le fœtus a-t-il des sensations externes? C’est le premier point à décider. Cabanis incline à penser, que même avant la naissance il doit y avoir déjà quelque impression des corps extérieurs : ce qui le prouve, selon lui, c’est le mouvement, qui est inséparable, dit-il de la notion de résistance : tout au moins le fœtus doit-il sentir le poids et la résistance de ses propres membres, car aucun mouvement n’a lieu sans résistance des muscles et probablement sans quelque sensation correspondante. Il est probable aussi qu’il y a quelque sensation de température, ce dont on pourrait d’ailleurs s’assurer en appliquant un corps très froid sur le ventre de la mère. Mais s’il peut y avoir des doutes sur la sensibilité externe du fœtus il n’y en a pas sur la sensibilité interne des organes vitaux, et de plus il y a sympathie avec la sensibilité maternelle. La sensibilité, en un mot, se confond pour Cabanis avec les origines mêmes de la vie : « Vivre, c’est sentir. » Le sentiment est essentiellement lié au mouvement, et peut-être même, dit-il, ces deux phénomènes n’en sont-ils au fond qu’un seul : « Sans doute, dit-il, les sensations et les impressions dépendent de causes situées hors des nerfs qui les reçoivent, il y a toujours un instant rapide comme l’éclair où

  1. On parle aujourd’hui de psychologie cellulaire (Hæckel); c’est le monter bien plus haut, mais l’une conduit à l’autre, car on ne sait où s’arrêter.