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qu’une ; je sens les facultés de l’esprit décroître avec celles du corps, et voilà le fondement de la différence de nos opinions ; la tendresse de cœur est la seule qui me paroisse augmenter au lieu de diminuer. Car je vous aime d’autant plus que je languis ou souffre davantage, mais je ne puis vous l’exprimer avec la même énergie. Mon pauvre individu surchargé par l’âge, affaibli par une incommodité habituelle, se consume encore en mouvemens forcés pour des procès, des affaires malheureuses et surtout par les regrets d’une aussi longue absence et mes inquiétudes sur votre santé qui m’est plus chère que la mienne. Votre tendre amitié fait toute la douceur de ma vie, je ne serai pas heureux tant que vous ne vous porterez pas bien, tant que je ne vous verrai pas : combien de sentimens n’aurai-je pas à vous offrir, sans compter ceux de la reconnaissance pour les secours d’argent que j’aurois accepté si j’en avois eu besoin, mais j’ai reçu et placé dans une terre la dot de ma belle-fille ; je viens de vendre les meubles du château de cette terre, ils m’étoient inutiles, et j’en ai tiré onze mille livres ; ainsi j’ai plus d’argent qu’il ne m’en faut pour la vie d’anachorète que je mène ici. — Voilà un beau cadeau du prince Henry en porcelaine avec des cuillères d’or ; vous lirez et me renverrez sa lettre qui est ingénieuse et sensible. Adieu, mon adorable amie ; pardonnés ma très mauvaise écriture[1].


Cette lettre est sans date ; mais si l’allusion au cabaret de porcelaine qui fut envoyé à Buffon par le prince Henri de Prusse, l’année qui suivit le voyage de ce prince en France, ne la rattachait à l’année 1785, il suffirait du tremblement de l’écriture[2] et de l’allusion que fait Buffon à ses infirmités croissantes pour montrer qu’elle se rapporte aux dernières années de sa vie. Buffon était en effet atteint de la pierre, et chaque année cette douloureuse maladie rendait pour lui plus pénible le voyage périodique qu’il faisait de Montbard à Paris. Pour adoucir les souffrances que lui causaient les cahots du chemin, Mme Necker avait fait fabriquer et lui avait envoyé de Paris une voiture dont la suspension particulière était destinée à adoucir les secousses de la route. Ce fut dans cette voiture que Buffon fit son dernier voyage au commencement de l’année 1788. Mais bientôt ses souffrances croissantes ne lui laissèrent plus d’illusion sur l’approche de sa fin. Un jour, par une chaude après-midi du mois d’avril, il voulut faire une dernière et mélancolique promenade à travers ce Jardin du roi auquel il avait consacré tant de soins. Enveloppé de fourrures et

  1. Il était assez rare que Buffon écrivît de sa propre main et il se servait ordinairement de celle d’un secrétaire. Cependant presque toutes les lettres que j’ai citées, sans doute à cause de leur caractère inutile, sont de ton écriture.
  2. Il était assez rare que Buffon écrivît de sa propre main et il se servait ordinairement de celle d’un secrétaire. Cependant presque toutes les lettres que j’ai citées, sans doute à cause de leur caractère inutile, sont de ton écriture.