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prose relevé par l’accent d’une voix aimée, et par le legs qu’il priait sa très respectable et plus chère amie d’agréer, il avait voulu graver ce souvenir dans son cœur[1]. Sa très respectable et plus chère amie ! Ces deux mots dans lesquels il renfermait à la fois l’expression de sa vénération et celle de sa tendresse sont bien la traduction fidèle du sentiment que Buffon portait à Mme Necker. Cet attrait du génie d’un homme pour la vertu d’une femme est assez rare pour mériter le respect, et un peu d’enflure dans l’expression ne doit pas faire oublier ce que cette relation avait à la fois de touchant et de noble.


III.

Il y a des noms malheureux, des noms que la postérité prend, si j’ose dire, en grippe, et qui ont le privilège de provoquer le sourire ou l’ennui. De ce nombre est celui de Thomas, le vertueux Thomas, comme l’appelaient, non sans une nuance de raillerie, ses contemporains, et j’hésiterais peut-être à marquer la place occupée par lui dans le cercle qui environnait Mme Necker, si ce n’était y laisser un vide trop sensible. Thomas a succombé sous un mot méchant de Voltaire, le galithomas, sous le dédain des encyclopédistes, qui ne lui pardonnaient pas de demeurer étranger à leurs passions sectaires, enfin, il faut bien le dire, sous le poids de ses propres œuvres en sept volumes in-octavo. Si lourde a été sa chute qu’il y a peut-être quelque témérité à prétendre l’en relever. Comment en effet intéresser les enfans d’un siècle qui se pique d’avoir inventé la critique à un auteur qui n’a écrit que des éloges et faire goûter aux lecteurs de Rolla le chantre de la Pétréide ? Et cependant Thomas mérite d’être étudié comme le type le plus élevé de ce qu’on pourrait appeler l’honnête homme en littérature. À côté des Grimm, des Diderot, et même des Marmontel, c’est une figure qui nous paraît assez effacée, voire un peu ridicule. Mais de leur vivant à tous, il passait pour être doué d’un génie supérieur ; ils le respectaient tout en le raillant un peu, et en tout cas aucun d’eux ne s’avisait de lui disputer la première place dans le cœur de Mme Necker.

Thomas connut Mme Necker, qui était de quelques années plus jeune que lui, dès les premiers temps de son mariage. Jusqu’alors il avait vécu assez péniblement d’une vie de travail constant dont l’austérité ne laissait pas que de provoquer de temps à autre les

  1. Dans son testament, Mme Necker chargea son mari de rendre ce déjeuner de porcelaine au fils de Buffon. Mais celui-ci ayant péri sur l’échafaud avant la mort de Mme Necker, le legs ne put être exécuté, et le déjeuner de porcelaine se trouve encore aujourd’hui à Coppet.