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railleries de ses confrères en littérature : « Frère Thomas, disait Grimm, dans ses Bans et Publications de l’église philosophique, fait savoir qu’il a composé un essai sur les femmes qui fera un ouvrage considérable. L’église estime la pureté des mœurs et les vertus du frère ; mais elle craint qu’il ne connaisse pas encore les femmes et elle lui conseille de se lier plus intimement, s’il se peut, avec quelques-unes des héroïnes qu’il présente, pour le plus grand bien de son ouvrage. » La seule femme en effet dans l’intimité de laquelle Thomas eût encore vécu était sa mère, qui demeurait avec lui. Rude bourgeoise auvergnate, elle s’était consacrée avec dévoûment à l’éducation de dix-sept enfans dont Thomas était un des plus jeunes ; mais il était rare qu’elle adressât à aucun d’entre eux un mot de tendresse, et son fils disait avec raison que « par ses goûts austères et ses habitudes spartiates, elle était faite pour être la mère de Léonidas ou de Phocion. » Une santé délicate, une pauvreté honorable, l’avaient tenu à part du monde que fréquentaient les gens de lettres, en même temps que son imagination ardente, sa nature fière et sensible, faisaient de lui un être à part. Il avait donc vécu assez solitaire jusqu’au jour où M. d’Angeviller, avec lequel il était intimement lié, l’introduisit chez Mme Necker. Ce jour marque une date et une révolution dans la vie morale et dans les habitudes de Thomas. Il ne tarda pas en effet à trouver chez Mme Necker, avec une admiration sans bornes pour son génie, dont elle n’était pas femme à redouter la forme un peu ampoulée, une intelligence affectueuse des côtés profonds et tendres de sa nature, à laquelle il avait manqué jusque-là d’être comprise. En retour, Thomas rendit à Mme Necker un culte assidu, et ce culte se serait peut-être traduit par des hommages trop passionnés, si dès le début Mme Necker n’y avait mis bon ordre et si elle n’avait contenu l’expression des sentimens de Thomas dans des limites qu’elle ne lui permit jamais de franchir. « Je ne vous dis rien, lui écrivait-il au début de leurs relations, de mes sentimens. Bien que vous les ayez condamnés à n’être que tendres et jamais passionnés, je sens bien qu’auprès de vous ils auront beaucoup de peine à vous obéir. » Mais quand elle fut bien assurée que Thomas, quoi qu’il pût lui en coûter, s’était rangé à cette obéissance, elle se livra sans scrupule et avec abandon à tout l’attrait qu’elle éprouvait pour une nature dont la droiture, l’élévation, convenaient à la sienne en même temps qu’elle était assurée de n’être jamais froissée par lui dans ses convictions et ses délicatesses. « Dans tous les temps, lui écrivait-elle au bout de quelques années, j’ai besoin de votre amitié, mais elle est surtout délicieuse à mon cœur lorsqu’il est accablé sous le poids des inutilités de la vie : c’est auprès de vous qu’il cherche un asile, c’est auprès de vous qu’il vient ranimer des