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sentimens et rappeler des principes que l’habitude des idées reçues voudroit en vain affaiblir. Votre conversation est toujours pour moi comme le réveil après un songe confus. Je me dis : Voilà le beau, le vrai, l’honnête, et tout le reste n’est qu’illusion et mensonge. »

Cette amitié s’est épanchée de part et d’autre dans un grand nombre de lettres ; car, bien que Thomas résidât habituellement à Paris, il faisait de fréquens séjours soit à la campagne, où il cherchait le repos qui lui était nécessaire pour travailler, soit dans le Midi. Si l’on veut bien me permettre de citer quelques-unes des lettres de Thomas, on sera peut-être étonné de voir que non-seulement, dans ces lettres, il se dépouille presque entièrement de la pompe oratoire de ses ouvrages, mais que de toutes celles que j’ai eu occasion de citer ce sont peut-être les plus modernes. Ce philosophe, ce rhéteur est en effet dans l’intimité un mélancolique, un malade. Il a sur la nature, sur la solitude des enthousiasmes qui rappellent Rousseau, et sur la vie, sur ses tristesses, ses mécomptes, des accens qui semblent animés d’un souffle avant-coureur de Werther. En effet, cette riche époque des dernières années du XVIIIe siècle n’a pas produit seulement des philosophes insoucians ou des grands seigneurs débauchés qui menaient gaîment les funérailles d’une société dont cependant ils n’avaient point tant à se plaindre et qui jouissaient des ivresses de la vie dans sorter leurs regards au-delà ; elle a engendré aussi quelques hommes qui, pressentant la ruine de l’ordre de choses qui les environnait, cherchaient d’un œil anxieux à pénétrer les obscurités de l’avenir et qui, croyant assister aux derniers soupirs de la dernière des religions, se demandaient avec inquiétude à quelle source l’humanité puiserait désormais ses consolations et ses espérances. Ceux-là partagaient les pressentimens de Buffon s’écriant : « Je sens venir un grand mouvement et je ne vois personne pour le diriger, » ou les tristesses de Ducis, le meilleur ami de Thomas, lorsqu’il disait : « Notre plus grand bonheur n’est jamais qu’un malheur consolé. » Ils sont bien nos précurseurs et nos pères, car au lieu de s’étourdir dans l’insouciance de leur temps, ils comparaient comme nous l’angoisse des questions à l’obscurité des réponses, et ils sentaient déjà peser sur eux le poids des problèmes qui troublent notre siècle. Thomas était, quoi qu’on en puisse penser, au nombre de ces ancêtres d’Oberman et de René, et quelques-unes de ses lettres vont nous le montrer sous cette face assurément peu connue, en même temps qu’elles nous feront pénétrer (spectacle toujours digne d’intérêt) dans l’intimité de deux nobles âmes. Je commencerai par celle-ci, qui date des premières années de leurs relations et que Thomas écrivait à Mme Necker de Saint-Germain-en-Laye, où il avait loué une petite maison pour y passer l’été avec sa mère et sa sœur :