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Recevés les témoignages d’un attachement égal à mon tendre respect, et offres, je vous prie, les mêmes sentimens à M. Necker de ma part. Ils seront mieux reçus si vous les présentés vous-même.

À St-Germain, 21 raay 1768.


Cette maison rustique au soleil levant, les espaliers garnis de fruits, le jardinier qui bêche la terre, « l’homme qui travaille et la nature qui se réveille, » « les forêts qui reposent et qui agrandissent l’âme, » n’est-ce pas un petit tableau à la Rousseau ou à la Bernardin de Saint-Pierre ? On trouverait dans beaucoup de lettres de Thomas des traits semblables. Mais comme tous ceux qui avaient à cette époque le goût de la nature et de la solitude, comme Rousseau, comme Bernardin de Saint-Pierre, Thomas avait dans le caractère un coin de sauvagerie et de morosité. Aussi faisait-il assez maussade figure dans le salon de Mme Necker ; parfois il demeurait silencieux, sévère, témoignant par son attitude que les propos qui se tenaient devant lui n’avaient point son approbation ou que les interlocuteurs ne lui plaisaient pas. Voici comment il se justifiait ensuite auprès de Mme Necker :


Pourquoi me voler les quatre pages où vous me grondiés ? pourquoi les déchirer, puisque vous avés bien voulu vous y occuper de moi ? C’est le cas de dire comme dans Molière : Je veux qu’on me batte, moi ! Les coups de ce qu’on aime valent mieux, dit-on, que les caresses des autres. Eh ! quels éloges, quels tristes panégyriques de l’univers entier me flatteroient autant que le mal même que vous voudriés bien me dire de moi ? Ce mal, c’est encore de l’intérêt, c’est de l’amitié, c’est quelque chose de vous. En amitié comme en amour, un peu d’orage vaut cent fois mieux que l’oubli : quand vous n’aurés rien de mieux à faire, écrives moi pour me gronder. Le sujet est riche et ne vous manquera point sitôt. Parlés moi de cette sensibilité inquiète, qui redouteroit votre indifférence comme le plus grand malheur, et pour qui dans ce genre, la crainte, même la plus ridicule, est encore une crainte. Parlés moi du tort affreux que j’ai de ne pouvoir estimer beaucoup de monde quand je vous ai vue, de devenir difficile sur les caractères en les comparant au vôtre, de ne pas goûter l’esprit de beaucoup de femmes d’esprit quand j’ai conversé quelque temps avec vous. Reprochés moi le travers odieux de ne pouvoir m’amuser et sourire au milieu de vingt personnes qui vous entourent et me séparent de vous, de ne pouvoir les écouter en patience quand vous vous taisez, de ne pas chercher à leur plaire quand elles m’ennuyent : ne me ménagés point, et tâchés, si vous le pouvés, de me guérir de toutes mes erreurs. Surtout persuadés