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éclairé de vos lumières. Je n’aurois rien désiré, rien regretté ; une foule importune ne seroit jamais venue vous arracher à moi et mesler ses insipides lieux-communs au charme de nos entretiens. Mon bonheur eut été de jouir du vôtre, et dans cette solitude oubliant le reste de l’univers, tous les jours auprès de vous n’auroient été qu’un moment. Voilà le roman de ma vie, roman qui ne m’étoit pas destiné. Vous déviés être plus heureuse, vous déviés du moins avoir un bonheur qui a plus d’éclat. Je souhaite que ce bonheur ne soit pas trop inquiet, et que pour le suivre il n’exige pas trop d’activité de vous. L’activité n’est un bien qu’autant qu’elle exerce les forces et ne les épuise pas. Pour moi qui suis né avec des passions ardentes et un corps foible, moi que tous les objets tourmentent et fatiguent, je suis souvent obligé d’avoir recours à l’uniformité et à la vie calme de la campagne. J’oublie auprès de la nature ce Paris qui y ressemble si peu ; mais je ne puis oublier ce qui m’intéresse et ce que j’aime. Je substitue des souvenirs à ce que je n’ai plus et je jouis de mes regrets, ne pouvant jouir de ce qui les cause.


L’imagination de Thomas, naturellement portée à la mélancolie, ne lui présentait pas toujours des rêveries aussi agréables. Comme toutes les natures à la fois nerveuses et sensibles, il était envahi parfois par la tristesse, par le découragement, par le dégoût de ses occupations habituelles. Il souffrait alors des barrières que la société, les convenances élevaient entre Mme Necker et lui, et il s’étonnait que quelqu’un pût passer sa vie auprès d’elle et désirer encore autre chose :


Je ne suis plus à Saint-Ouen, madame, c’est à dire dans une maison charmante au milieu d’un beau parc, sur une magnifique terrasse, vis à vis d’un bras de rivière qui entoure une grande ile sur laquelle les yeux se reposent. Je ne vous entends plus, je ne vous vois plus au milieu de tout cela ; j’habite une petite maison champêtre, un petit jardin, une petite chambre ; j’y fais peu de choses, mais je m’occupe de vous et je rêve à vous. Cela seul m’embellit la saison et le lieu où je suis. Je cherche en vain à travailler, à penser, à me rendre une ardeur et une activité que je n’ay plus. On ne se ressuscite pas comme on veut. Le czar, la poésie, les ouvrages d’imagination, tout cela m’intéresse peu. J’ai presque le malheur de survivre à mes goûts. Je me vois sans espérances, comme sans désirs, condamné à une espèce de néant. Je ne scais à quoi tient cet état, si c’est maladie, fièvre, dégoût, paresse ; mais j’ay souvent de ces attaques. Je préfère un moment près de vous à quinze siècles de cette postérité dont vous me parlés si souvent et que vous me faites oublier si vite. J’irai vous rejoindre à la fin de la semaine. J’irai retrouver la sensibilité et l’esprit, la naïveté avec la