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rien qu’à Genève. Becker publia aussi un journal qui exerça une grande influence, der Vorbote, et il y rattacha un comité central dont l’action ne se borna pas à la Suisse. Elle s’exerça par des correspondances et des émissaires en Autriche, en Italie et en Espagne.

Dans les cantons de langue française, les sections se groupèrent sous la désignation de Fédération de la Suisse romande. Mais bientôt la lutte entre Marx et Bakounine y trouva de l’écho. Les sections du Jura se prononcèrent pour Bakounine, et la majorité de celles de Genève contre lui. Ainsi deux fédérations se constituèrent. Les sociétés ouvrières de la Suisse allemande se réunirent en congrès général à Olten en 1873 et à Winterthur en 1874. Le programme adopté fut très modéré. Il n’y est pas question de collectivisme, mais de la réglementation du travail dans les manufactures et des moyens de culture intellectuelle et technique. L’organe de ce groupe très nombreux fut le Tagwacht. Le journal Felleisen représentait une nuance plus radicale. (les deux feuilles eurent très peu d’abonnés. Les socialistes du Jura, dirigés par James Guillaume, ont adopté les idées extrêmes du bakounisme. C’est dans ce centre que se publiait l’Avant-garde, où un réfugié, Brousse, fit paraître à propos du régicide un article qui l’a fait condamner à Genève. Pour ce groupe, détruire et tuer semble le seul moyen d’améliorer les choses humaines. Voici à ce sujet un passage curieux que je note dans le numéro du Bulletin de la fédération jurassienne du 4 mars 1876. Un groupe de réfugiés français résidant à New-York et se disant révolutionnaires autoritaires demandaient, dans un manifeste, qu’à l’avenir on tuât sans pitié tous les réactionnaires. Le Bulletin répond que la haine est mauvaise conseillère, et que les réactionnaires se compteraient par millions, attendu que ce seraient non-seulement les magistrats, les prêtres, les fonctionnaires et les propriétaires, mais même la grande masse du peuple, qui ne comprendrait rien au collectivisme humanitaire. Au suffrage universel, dit le Bulletin, nous n’aurions guère qu’un demi-million de voix : il faudrait donc égorger tous les autres, ce qui serait impossible. L’essentiel est da se débarrasser des chefs : quelques milliers de têtes suffiraient.

Ces violences n’inquiètent guère en Suisse. On laisse dire et faire. À chaque instant, on voit naître et périr de nouveaux journaux et de nouvelles sociétés socialistes. Le plus clair de leurs forces est employé à s’entre-détruire. L’ordre social ne paraît nullement en danger. Il est vrai qu’il repose ici sur des bases très larges et très démocratiques. La Suisse a non seulement le suffrage universel, mais le gouvernement direct par l’assemblée populaire (Landsgemeinde), comme dans les cantons primitifs, ou par le referendum,