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Bruno et Campanella. Dans ce livre ingénieux et instructif, une des tendances les plus marquées de l’esprit de Saint-René Taillandier se laisse voir a découvert. Très complaisant aux manifestations du génie vrai et en même temps très constant dans les principes qu’il s’était donnés, il lui en coûtait de voir tel homme qu’il admirait aller à des conséquences qu’il n’admettait pas. Par cette même faiblesse, qui était presque de sentiment, dès qu’une doctrine se rattachait par quelque côté aux idées qui lui étaient chères, il faisait effort pour la tirer tout entière à lui en dépit de ce qu’elle pouvait avoir de suspect, et c’est là justement ce qui lui est arrivé avec Scot Erigène.

Deux ans après la publication de cette thèse, Saint-René Taillandier, quittant le poste de noviciat qu’il occupait à Strasbourg, allait prendre possession de la chaire de littérature française à la faculté des lettres de Montpellier et envoyait à la Revue ses premières études sur l’Allemagne, résultats d’un voyage exécuté entre son poème de Béatrice et son entrée dans l’université. Ce voyage a joué dans la carrière littéraire de Saint-René Taillandier un rôle capital. Ce n’est pas, il l’a par la suite mainte fois déclaré, qu’il fût alors attiré vers l’Allemagne par aucune sympathie particulière, mais c’était là que, depuis Kant et Goethe la pensée humaine avait accompli ses dernières évolutions mémorables, là qu’elle avait forgé de nouvelles armes et renouvelé ses méthodes d’investigation, et le jeune critique avait voulu connaître de près l’actif atelier d’où tant de systèmes étaient sortis depuis cinquante ans. Il séjourna un an et demi à l’université de Heidelberg, où il se rencontra avec son ami Alexandre Thomas et M. Laboulaye, visita le Wurtemberg et la Bavière, fréquenta le plus qu’il put d’hommes célèbres, et vit notamment M. de Schelling à Munich. Quelle que fût l’ardeur de sa curiosité, il fut en plus d’une occasion obligé de la tempérer de discrétion, tant la défiance était grande à notre égard et tant les haines allumées par les guerres de l’empire couvaient encore ardentes sous les cendres dont les avaient recouvertes les traités de 1815. Dans la préface d’un de ses derniers livres, Dix Ans de l’histoire d’Allemagne, il nous a gaîment raconté comment le fameux auteur de la Symbolique, Frédéric Kreuzer, les avait pris, lui et les deux compagnons d’étude que nous venons de nommer, pour trois agens envoyés par M. Thiers pour sonder les dispositions des Allemands et préparer les voies à quelque noir complot. La défiance de Frédéric Kreuzer l’aurait moins égaré si, au lieu de soupçonner des agens politiques dans les trois jeunes Français, elle avait tout simplement deviné des observateurs sagaces capables d’informer la France des dangers que lui préparait cette romantique Allemagne, alors idole de nos dilettantes et de nos artistes. On le vit bien lorsque Saint-René Taillandier