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En même temps que le mouvement littéraire, Saint-René Taillandier suivait avec attention le mouvement politique de l’Allemagne. Les études qu’il a publiées sur ce sujet, réunies en 1853 sous le titre de : Études sur la révolution en Allemagne, forment deux volumes considérables aussi riches de faits que judicieusement sobres de réflexions. Ici l’auteur redevient spectateur, intervient rarement et laisse les événemens parler d’eux-mêmes. Il s’écarte aussi beaucoup moins de l’opinion régnante alors en France qu’il n’avait dû le faire pour le mouvement littéraire; cependant il est plus d’une erreur funeste qu’il s’applique à discréditer, plus d’un aveuglement de l’esprit de parti qu’il s’efforce de dissiper. Quel était l’état de cette opinion générale française à l’époque où Saint-René commença ces études, c’est-à-dire en 1845? La France, qui croit les autres nations oublieuses parce que, dans sa générosité, elle est prompte à oublier, voyait avec sympathie et sans en prendre aucunement ombrage pour sa sécurité ces aspirations de l’Allemagne vers un meilleur avenir. Le gouvernement monarchique constitutionnel était alors debout avec ses libertés judicieusement limitées et ses garanties apparentes d’ordre, objet de haine et de jalousie pour tous les despotismes, objet d’envie et d’émulation pour tous les peuples. On se plaisait donc à penser que la régénération de l’Europe, et très particulièrement de l’Allemagne, se ferait par la contagion bienfaisante de l’exemple donné par la France, et dès lors qu’avait-on à craindre de cette liberté allemande qui naîtrait de l’imitation du spectacle que nous donnions à l’Europe ? Beaucoup allaient plus loin et voyaient dans cette future liberté, non-seulement un triomphe de l’influence française, mais un gage de sécurité pour notre pays. Ce qui nous est ennemi en Allemagne, disaient ceux-là, ce ne sont pas les populations, ce sont les gouvernemens. Les despotismes prussien et autrichien, l’arbitraire des gouvernemens princiers, voilà ce qui est pour nous redoutable, car c’est là ce qui conserve contre nous la tradition des haines, le souvenir des défaites, l’antipathie pour la cause que la France a faite sienne. Ce sont les gouvernemens qui ont à se venger de nous et non les populations, lesquelles d’ailleurs trouveront dans l’avènement de la liberté politique une revanche intérieure analogue à celle que nous avons prise nous-mêmes en 1830 de nos défaites de 1814 et de 1815. Saint-René Taillandier était loin d’être aussi confiant. Il s’associait de tout cœur à ceux qui faisaient des vœux pour le triomphe de la liberté constitutionnelle en Allemagne, mais ses espérances n’allaient pas plus loin. Il avait vu de trop près les populations allemandes pour ignorer qu’elles n’étaient pas exemptes de ces haines que nos libéraux se plaisaient à attribuer aux seuls cœurs des souverains; il avait étudié trop attentivement les manifestations de l’opinion allemande