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ses caractères distinctifs comme analyste et comme juge des sentimens humains. Une sévérité attristée règne d’un bout à l’autre du récit. Quelques lecteurs, il m’en souvient, se plaignirent alors de ce peu d’indulgence, et Sainte-Beuve, dans un article justement élogieux d’ailleurs, se fit l’écho empressé de ces plaintes. Le reproche était-il fondé? Ah! qu’il y en aurait long à dire sur ce sujet, si on pouvait parler exempt de toute crainte d’être mal compris, et qu’il est souvent malaisé de se prononcer entre le respect qui est toujours dû à la vieille morale et les exigences du sens esthétique! L’opinion du monde n’est jamais bien cruelle pour le péché qui a grand air et qui sait s’envelopper d’élégance, et il est certain que le sentiment littéraire, lorsqu’il se sépare de tout ce qui n’est pas lui et qu’il ne veut écouter que lui-même, est assez bien d’accord avec le monde; mais le sentiment littéraire n’était jamais isolé chez Saint-René Taillandier, qui, nous l’avons déjà dit, en dépit de l’étendue de sa curiosité, n’avait aucun dilettantisme véritable. Il jugeait des actions humaines en moraliste, c’est-à-dire d’après certaines règles universellement applicables, et non comme Sainte-Beuve, en psychologue, c’est-à-dire en vertu d’observations qui ne valent que pour un seul sujet. La psychologie est merveilleuse pour tout expliquer, mais, pratiquée trop exclusivement, elle présente le vice dangereux de tout amnistier précisément parce qu’elle explique tout. Comprendre, c’est absoudre, dit-elle avec assurance; mais Saint-René Taillandier se refusait à admettre la vérité d’un principe qui rend toute morale inutile : de là la sévérité dont il fit montre dans ce cas de la comtesse d’Albany.

Est-ce l’influence d’un temps plus démocratique que celui où nous vivions alors qui agit aujourd’hui sur nous? Nous ne savons; mais en relisant cette étude à tant d’années de distance de sa publication, il se trouve que cette sévérité, loin de nous déplaire, nous paraît à peine assez forte. Nous avons eu beau nous y reprendre à plusieurs fois, l’héroïne de cette histoire, — un bien grand nom que celui d’héroïne, et ici peu mérité, — ne parvient pas à nous inspirer une sympathie véritable. Le roman de la comtesse d’Albany ne plaît pas à l’imagination et ne touche pas le cœur; en revanche, il froisse désagréablement le sens moral. Ce n’est pas cependant que ce roman soit pour scandaliser la vertu; s’il nous fallait juger la conduite de la comtesse d’Albany selon les lois de la morale vulgaire, nous l’absoudrions absolument, tant toutes les circonstances qui font excuser d’ordinaire les coups de tête de la passion et les infractions au serment conjugal se trouvent ici réunies. Jamais femme mal mariée n’eut de plus légitimes motifs de séparation et de fuite. Ce fut un triste personnage que