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c’était aussi un grand danger. Plus tard, si on remarque cet emprunt et qu’on oublie de consulter les dates, n’est-ce pas moi qui passerai pour plagiaire? L’illustre rêveur n’y avait pas songé. Averti par un mot, il me demanda si je voulais une lettre publique attestant qu’il avait considéré mon œuvre comme de bonne prise. Il eût tout arrangé avec sa plume d’or. J’avais trop le souci de sa gloire et de son honneur pour accepter cette offre, mais j’ai gardé précieusement la lettre dans laquelle il regrette de ne pouvoir me porter ses excuses.


La partie de ce livre tout à fait propre à Saint-René Taillandier était celle qui se rapportait à la royauté littéraire de la veuve de Charles-Edouard. Pour l’écrire, l’auteur, nous l’avons dit, avait mis à profit les papiers légués par le baron Fabre à la bibliothèque de Montpellier, papiers composés presque exclusivement de correspondances d’amis ou de visiteurs illustres, Sismondi, Bonstetten, Mme de Staël, Mme de Souza. De ces correspondances la plus considérable par le nombre et la plus riche par la matière était celle de Sismondi. Plus d’un détail intéressant d’histoire littéraire y était révélé, par exemple le projet de voyage aux États-Unis qui préoccupa Mme de Staël et qui était resté à peu près inconnu, mais l’intérêt en était surtout dans les aperçus lumineux sur les mœurs, les opinions et les contrastes sociaux de l’époque impériale qu’elle contenait en abondance. Saint-René Taillandier, dont le travail devait à cette correspondance une partie de son succès, jugea loyalement qu’elle méritait d’être connue autrement que par extraits, et un an après la Comtesse d’Albany (1863), il la publia intégralement en la faisant suivre d’un choix de lettres inédites de Bonstetten, de Mme de Staël et de Mme de Souza. Cette publication est le plus durable service rendu à la mémoire de Sismondi, car rien n’est mieux fait pour placer à son vrai rang cet homme qui fut éminent sous tous les rapports et l’un des plus sérieusement éclairés qu’il y ait eu dans ce siècle. Nous ne croyons pas qu’une seule des préventions dont il a été l’objet puisse rester debout après la lecture de sa correspondance avec Mme d’Albany. Quelques-uns lui reprochent la faiblesse de son style, sans trop réfléchir que lorsqu’on veut mener à fin des entreprises aussi colossales que l’Histoire des Français et celle des Républiques italiennes, il faut peut-être se contenter de n’écrire que d’une manière suffisante; à ceux-là la correspondance découvrira que s’il n’eut jamais qu’un style imparfait pour le public, il en eut un véritable pour l’amitié. D’autres l’ont accusé d’avoir l’âme froide; c’est qu’elle était trop ouverte à tous les vents de l’esprit, ces lettres nous le disent, pour être aisément sensible aux échauffemens des passions