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qu’elle révélait et ajoutait-il à la tâche ordinaire du critique celle de l’historien. Il reprenait le sujet pour son propre compte, remontait aux sources déjà connues, contrôlait les nouveaux témoignages par les anciens, comblait les intervalles souvent considérables qui séparaient les dates des divers documens, et de ce travail résultait une œuvre qui, bien qu’entreprise à l’occasion de matériaux assemblés par autrui, n’en était pas moins une œuvre personnelle par l’architecture, les dispositions et les ornemens. Une grande partie des travaux de la seconde moitié de sa carrière littéraire appartient à ce genre mixte, notamment son Histoire de Maurice de Saxe entreprise à l’occasion de documens inédits publiés par M. de Weber, le directeur des archives de Dresde, son Histoire du roi George Podiebrad, extraite avec art des recherches de l’historien de la Bohême, M. Palacky, et enfin cette belle étude des vicissitudes du gouvernement parlementaire en Europe entre 1815 et la mort du prince Albert, dont les papiers du baron de Stockmar ont été le prétexte et qui a été pour ainsi dire son chant du cygne.

Le maréchal de Saxe n’a guère eu de mésaventures que posthumes; il est vrai qu’elles sont considérables. Sa mémoire a été louée par Thomas avec la grandiloquence que l’on connaît, et sa dépouille mortelle, qui repose à Strasbourg, a été accablée par Pigalle d’un monument théâtral qui est à la véritable sculpture monumentale ce que la prose de l’abbé Raynal est au style qui convient à l’histoire. Une fois au moins cet homme illustre, si naturel et si sympathique, aura été loué comme il méritait de l’être, c’est-à-dire avec cordialité et simplicité. Le Maurice de Saxe de Saint-René Taillandier est un charmant monument élevé à la gloire du vainqueur de Fontenoy et de Raucoux. Les documens mis au jour par M. de Weber concernaient principalement la partie allemande de la vie de Maurice, surtout l’aventure de Courlande; à cette première existence mal assise par le défaut de la naissance et chimérique par impatience juvénile, Saint-René Taillandier a opposé l’existence de saine activité et de généreuse expansion que lui fit l’adoption de la France. Ce contraste ne fait pas regretter pour le héros l’échange de ce petit trône du Nord, où il aurait fatalement ensauvagé ses mœurs et perverti ses bons instincts au contact des Moscovites d’alors, contre la dignité plus modeste en apparence de maréchal de France qui lui permit de se purger du peu qu’il eut jamais de gourme germanique et où il n’eut occasion que de développer les meilleures qualités de sa nature. C’est une figure de Français sans alliage qui se dégage du récit de Saint-René Taillandier. Les Parisiens le couronnèrent à l’Opéra après la prise de Bruxelles, et ce fut à juste titre, car nul parmi les contemporains