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— Majesté, répondit fièrement Schneider, tout Prussien est un soldat complet, » Il avait eu soin, comme on peut croire, d’apporter dans sa maille avec ses costumes la collection de l’Ami du soldat ; il obtint qu’elle fût mise sous les yeux de sa majesté, qui peu de jours après lui en fit son compliment. — « L’empereur me frappa sur l’épaule avec une affabilité peu commune ; puis, me saisissant par le bras, il m’attira vers lui, il eut presque l’air de m’embrasser. Je ne savais où j’en étais, j’avais sans doute l’attitude et le visage d’un bienheureux qui voit le ciel s’ouvrir. » Du coup l’empereur Nicolas s’abonna pour vingt-cinq ans à l’Ami du soldat ; chaque année il acquittait le prix de son abonnement par l’envoi d’une bague. Schneider en reçut jusqu’à dix-huit, et il les méritait bien ; l’Ami du soldat l’appliquait, toujours à bien parler de M. le prieur, et il engageait 1 armée prussienne à se considérer comme l’avant-garde de l’armée russe. En 1847, Schneider fut appelé à Saint-Pétersbourg ; il eut l’honneur de jouer devant la cour et, le lendemain, l’empereur lui fit voir sa garde pour qu’il lui rendît témoignage dans son journal. — « Est-ce à votre cocher, monsieur, disait maître Jacques, ou à votre cuisinier que vous voulez parler ? car je suis l’un et l’autre. — C’est à tous les deux, » répondait Harpagon. — Schneider s’acquittait à merveille de son double rôle de comédien et de touriste militaire ; il les remplissait tous deux avec une égale aisance. Il avait toujours eu beaucoup de talent pour les travestis ; c’était le genre où il excellait.

Toutefois il arrive un âge où les contradictions de la vie se font sentir. Schneider finit par se trouver embarrassé de ses deux moi, dont l’un gênait l’autre. li était au bout de son talent, il découvrit que le bout de son talent n’était pas le bout de son ambition. Les embrassemens des empereurs ne lui suffisaient plus, il s’irritait de ne voir briller à sa boutonnière que la fleur des champs. On lui offrit la direction du théâtre de Hambourg ; il refusa : — « Moi, le royaliste par excellence, s’écriait-il, m’en aller vivre dans une république ! l’ami du soldat se confiner dans une ville de marchands ! l’homme le plus affamé de belles connaissances se réduire au métier de directeur de théâtre ! » — Il aspirait à faire peau neuve, il attendait l’occasion ; la révolution de 1848 la lui fournit. Règle générale, la première chose à faire pour les gens médiocres qui veulent parvenir est de s’enrôler parmi les partisans des opinions exagérées ; c’est encore de tous les grelots celui qui fait le plus de bruit, celui qui s’entend de plus loin. « Ce que les extrêmes ont de consolatif, a dit le cardinal de Retz, est qu’ils sont décisifs quand ils sont bons, » Schneider professait le légitimisme le plus immaculé et le plus intolérant ; il avait les constitutions en horreur, il ne croyait qu’à l’épée et au droit divin, il gémissait sur les concessions libérales que s’était laissé arracher le successeur de Frédéric-Guillaume III.