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dès son entrée dans la carrière politique. Les idées qu’il a si souvent défendues jusqu’à la fin de sa vie, il les soutenait déjà en 1835. Comme politique, il ne s’en cachait pas, il aimait le pouvoir non pour ses jouissances vulgaires et ses ostentations vaines, mais comme moyen d’action ; il avait le goût d’un pouvoir fort et respecté, d’une centralisation puissante, image et garantie de l’unité française. Les opinions qu’il a toujours et obstinément reproduites sur les finances, sur le commerce, sur l’industrie comme sur l’administration, il les avait dès ses premiers ministères, et il ne craignait pas de dire à l’occasion : « Je vais soutenir des opinions qu’on accuse d’être vieilles. J’ai beaucoup de ce qu’on appelle des opinions nouvelles; je dois avouer que j’en ai aussi de vieilles que je ne craindrai jamais de soutenir parce que je les crois vraies... Elles sont vieilles parce qu’elles sont le résultat de l’expérience... » Il mettait une sorte de bravoure de jeune homme ne de la révolution à soutenir des « opinions vieilles, » à être le politique du bon sens et de l’expérience. Comme orateur, il ne ressemblait ni à Guizot, ni à Royer-Collard, ni à Berryer, ni à Odilon Barrot, il ne ressemblait à personne. Il avait son éloquence à lui, simple, claire, facile, souvent négligée et abondante jusqu’à la fluidité, toujours ingénieuse et animée. Il avait l’art de tout traduire sous une forme familière, de parcourir en se jouant tous les détours de la question la plus compliquée, d’aller au point vif d’une situation et de laisser une assemblée persuadée ou séduite ou éblouie. C’était un debater de premier ordre. Nature singulière de politique et d’orateur, de tacticien parlementaire, alliant l’imagination à la raison pratique, la grâce de l’esprit à l’instruction, la finesse à l’impétuosité, la bienveillance à l’audace des résolutions, les instincts libéraux au sens supérieur du gouvernement, et avec tous ces dons, avec ces qualités brillantes, entrant comme un jeune conquérant bourgeois dans les affaires.

Tout souriait à M. Thiers. Il avait le pouvoir, le succès, la faveur du parlement et du prince. Il était, si l’on peut se servir de ce mot, un des héros de ce monde du lendemain de 1830 auquel, depuis trois ans, il contribuait, comme ministre, à donner l’ordre et la paix en livrant des batailles. On sentait en lui l’homme des temps nouveaux prenant victorieusement sa place, et à l’occasion de sa réception à l’Académie, aux derniers jours de 1834, X. Doudan, le spirituel et raffiné Doudan, écrivait à une de ses correspondantes : « J’ai regret que vous n’ayez pas vu cette séance, — la réception de M. Thiers, — que vous n’ayez pas vu M. de Talleyrand arrivant sur les bancs de l’Académie en costume d’académicien. Il a produit un effet singulier de curiosité, comme une vieille page toute mutilée