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L’objection est sérieuse. Les dimensions de l’empire, ses traditions centralisatrices, la variété des populations comprises dans son enceinte, sont assurément l’un des principaux obstacles à l’établissement d’un régime libre en Russie. Par un juste retour des choses d’ici-bas, la servitude politique a souvent été ainsi la rançon des conquêtes ; presque toujours, les peuples conquérans ont payé d’une part de leur propre liberté l’asservissement de leurs voisins. A cet égard, l’on pourrait dire avec un Russe que la Pologne a largement rendu à la Russie tous les maux qu’elle en a soufferts. Faut-il conclure de là qu’avec cette lourde chaîne au cou, la Russie est pour jamais condamnée à renoncer à la liberté politique ? Nous ne le pensons pas. La route de la liberté ne lui est fermée qu’autant qu’elle se refuse à faire droit aux instincts nationaux des peuples soumis à sa domination.

Que faire, dit-on, de la Pologne et de ces provinces occidentales auxquelles jusqu’ici on n’a point osé étendre les modestes franchises locales concédées aux vieilles provinces moscovites ? Ce qu’il faut faire de la Pologne? Une chose bien simple, à laquelle la Russie sera tôt ou tard contrainte, sous peine de voir lui échapper les provinces de la Vistule et peut-être à la suite de ces dernières la Lithuanie et les provinces Baltiques. Avec le royaume de Pologne, il faudra tôt ou tard recourir au même procédé qu’avec la Finlande ; il faudra lui restituer à la fois l’autonomie et une constitution. C’est là pour la Russie, et elle commence à s’en apercevoir, le seul moyen d’assurer sa frontière occidentale, le seul d’enlever ses provinces de l’ouest à l’esprit révolutionnaire et aux intrigues de voisins ambitieux. C’est aussi pour elle la seule façon de s’assurer un gouvernement libre. Croire avec quelques esprits aveuglés par les préventions nationales que le peuple russe pourrait être émancipé politiquement, tout en maintenant une large zone de provinces européennes dans une sorte de servage ou d’ilotisme politique, c’est une aberration à laquelle les événemens donneraient un rapide démenti. Prétendre d’un autre côté appliquer les mêmes institutions à tous les peuples de l’empire, les faire tous entrer dans une constitution strictement unitaire, ce serait dangereusement compliquer le jeu du nouveau régime, et-par là même en compromettre d’avance tous les résultats.

Comme la Finlande, la Pologne proprement dite a une trop forte et trop vivace individualité pour pouvoir trouver place dans le cadre d’une constitution russe. Peut-être en devrait-on dire autant de la lieutenance du Caucase, de la Transcaucasie du moins, agrandie par la dernière guerre. Quant au reste de l’empire, si vaste qu’il soit, il possède à travers toutes ses différences de races, de langue ou de religion un fond national assez étendu, assez compact,