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comme en Occident des questions nouvelles, d’autres préoccupations que ces irritantes et trop souvent insolubles questions sociales qui ne sont peut-être tant agitées en Russie que faute de problèmes d’un autre ordre. Si elles ne faisaient pas disparaître les revendications de cet ordre que le régime même de la propriété fait plus spontanément surgir en Russie, des libertés constitutionnelles et des débats politiques élargiraient la pensée du pays, absorberaient une partie de son attention, donneraient une autre direction à ses passions, et par là même diminueraient la force du courant anarchique.

La liberté, nous tenons à le répéter, ne saurait étouffer l’esprit révolutionnaire; à certains égards même, elle lui fournirait des armes, mais ce serait pour lui arracher les flèches empoisonnées ou les balles explosibles et y substituer des armes plus loyales : ce serait pour faire succéder à une guerre de sauvages, à une guerre de pièges et de guet-apens, une lutte civilisée, en rase campagne, où la victoire ne saurait manquer de rester aux troupes les mieux équipées, les plus nombreuses et les mieux conduites.


III.

Il est une prétention presque aussi présomptueuse et non moins dangereuse pour les peuples que pour les individus, c’est celle de tirer tout de leur propre fonds, d’être en tout et partout original. Nulle part ce penchant n’est aujourd’hui plus prononcé qu’en Russie, et nous le rencontrons ici comme partout. Il n’y a de vivant, il n’y a de fécond et d’efficace, dit-on, que les institutions qui sortent des entrailles mêmes du pays, qui germent spontanément dans le sol national. Or toute espèce de constitution politique ne serait en Russie qu’un emprunt plus ou moins déguisé, qu’une œuvre artificielle, sans force, sans durée, sans vertu. — Ce n’est encore là, au fond, qu’un spécieux paradoxe. Les peuples savent fort bien au besoin s’approprier des usages et des lois du dehors. La Russie même en est, malgré elle, une preuve éclatante. Des institutions transplantées de l’étranger peuvent avec le temps prendre racine dans le sol qui ne les a pas portées; pour qu’elles s’y acclimatent, il suffit que la terre soit préparée à les recevoir. Où en seraient aujourd’hui tous les peuples de l’Europe, grands et petits, les Belges, les Scandinaves, les Italiens, les Autrichiens, où en seraient tous les peuples du continent s’ils s’étaient arrêtés à une pareille objection? Quel est le peuple moderne, en dehors de l’Angleterre et des colonies anglaises, dont les institutions soient toutes spontanées et nationales? Quel est celui qui n’a pas fait de nombreux emprunts à l’étranger? Assurément, ce n’est