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pas la Russie. Depuis Pierre le Grand, elle a emprunté de toutes mains à tout le monde ; aucun état n’a aussi souvent copié autrui, et à ce point du vue l’on pourrait dire qu’elle a déjà trop imité l’Occident pour ne point pousser plus loin l’imitation. La liberté politique est le terme naturel et inévitable de tous ces emprunts séculaires ; la Russie ne saurait s’arrêter dans cette voie avant d’être allée jusqu’au bout.

Assurément il vaudrait mieux pour elle avoir dans son passé et ses traditions les germes de la liberté politique, avoir les fondemens d’institutions libres, sur lesquelles elle n’eût qu’à bâtir. Par malheur, de telles traditions lui manquent; si elle en possédait jadis, elles ont été détruites à ras de terre, les fondations mêmes en ont disparu, et loin qu’on puisse rien construire sur elles, on a peine à en retrouver la trace sous les décombres du passé. Des slavophiles peuvent seuls se faire illusion à cet égard. L’ancienne Moscovie, en dehors même du vetché de la Russie primitive, a bien eu des assemblées plus ou moins analogues à nos états généraux. Dans le zemskii sobor ou la zemskaia douma, siégeaient, à côté des boïars et des dignitaires du clergé, les représentans des villes. En convoquant une assemblée de délégués des diverses classes de la nation, il est certain que l’empereur Alexandre ne ferait que reprendre une ancienne tradition moscovite et imiter un exemple donné plusieurs fois par ses pères avant Pierre le Grand[1]. Ce zemskii sobor des XVIe et XVIIe siècles, irrégulièrement convoqué aux époques de crises ou de calamités publiques, aux heures de discordes civiles ou religieuses, toujours intermittent et sans droits ou prérogatives définis, saurait moins fournir à la Russie contemporaine un modèle qu’un exemple. Aux peuples modernes, ces assemblées moscovites, tout comme nos états généraux, n’offrent guère d’autres leçons et d’autres enseignemens que leur propre existence. Il serait difficile de leur emprunter beaucoup plus qu’un nom, mais pour les peuples et l’amour-propre national, un nom est parfois quelque chose.

Jusqu’aux recherches historiques contemporaines et à la naissance de l’école slavophile, ce ne sont pas ces souvenirs du zemskii sobor et de l’ancienne Moscovie qui éveillaient chez certains Russes des velléités constitutionnelles ; c’était le plus souvent le contact de l’Europe et les enseignemens de l’étranger. De pareilles aspirations sont en effet loin d’être nouvelles en Russie, le XIXe et le XVIIIe siècles comptent plus d’une tentative de borner l’autocratie, mais longtemps tous les projets de ce genre inspirés à quelques boïars par l’exemple de la Suède, de la Pologne, de l’Angleterre,

  1. Voyez M. A. Rambaud, Histoire de Russie.