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En entrant résolument dans la voie où l’opinion et le général Loris-Mélikof paraissent vouloir l’engager, la Russie aurait certainement ses difficultés, ses embarras, ses périls si l’on veut, mais ce seraient les embarras et les difficultés des gouvernemens modernes. Ce changement seul serait un gain pour elle. Si elle avait encore ses souffrances et ses crises, ce ne serait plus en pure perte ; ses luttes, ses erreurs, ses désenchantemens mêmes pourraient profiter au pays et au progrès national. Avec le maintien du statu quo au contraire, le malaise actuel peut se prolonger indéfiniment ou reparaître à brève échéance au grand détriment de toute la vie publique, sans avantage d’aucune sorte pour le pays qui en souffre. Il y a des périls qu’il faut savoir courir, braver à temps, ne serait-ce que pour ne pas les accroître. Comme naguère l’émancipation des serfs, il est visible aujourd’hui que l’émancipation politique est inévitable. Or plus tard elle se fera et plus malaisée elle sera, plus grandes devront être les concessions et plus rapides les changemens. Rien de moins vraisemblable aujourd’hui, en dépit des apparences, qu’une révolution en Russie; une seule chose rendrait à la longue une révolution possible, les hésitations et les atermoiemens du gouvernement, le refus de donner satisfaction à des instincts qu’il n’est plus en son pouvoir d’étouffer.

Et maintenant, si en dépit de toutes les décisions de son gouvernement, l’avenir de la Russie semble obscur, quel est le peuple de l’Europe dont l’horizon n’est pas couvert? Quel est celui qui voit clairement, au loin devant lui, et qui se croit sûr de son chemin? Nous vivons à une époque de transition et de transformation sociale et politique dont le dernier terme échappe encore aux yeux les plus perçans. A cet égard, la Russie appartient bien à l’Europe moderne et les destinées de l’une ne sauraient se séparer des destinées de l’autre. Ce n’est point la Russie seule qui traverse une crise, c’est toute notre civilisation chrétienne. Au rebours des préjugés opposés des nationaux et des étrangers, on pourrait dire qu’à regarder les choses de haut, la Russie n’est ni beaucoup plus saine ni beaucoup plus malade que les autres peuples du continent. A travers toutes ses difficultés elle garde un avantage qui manque à d’autres. Dans cette marche incertaine, sous l’empire d’une force irrésistible, vers un but indistinct et perdu dans le lointain, les peuples qui ont le plus de chance d’éviter les chutes semblent ceux qui peuvent donner carrière aux aspirations du présent sans briser avec toutes les traditions du passé. Or aujourd’hui la Russie est de ce nombre.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.