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donne la conscience d’un grand talent, de la fortune, et quarante ans d’une existence laborieuse et irréprochable. » En deux mots, dans Madame Bovary, tandis qu’il avait copié la réalité sur le vif et qu’il l’avait transportée dans son roman, telle quelle, tout entière ; ici, dans l’Éducation sentimentale, ayant commencé par éliminer de la réalité tout ce qu’elle peut contenir de généreux et de franc, il n’est pas étonnant qu’il ne nous en ait rendu que ce qu’elle a de plat, de vulgaire et de laid. « Le sieur Arnoux » n’est pas le seul dans ce prétendu roman « qui côtoie la turpitude. » Hommes et femmes, ils en sont tous là.

Ajoutez que nul de nous ne fait bien que ce qu’il fait avec amour. La première vertu du poète comme du romancier, celle sans qui toutes les autres aussitôt diminuent de prix et risquent de tomber à rien, c’est l’universelle sympathie pour les misères et les souffrances de l’humanité. Peut-être n’y a-t-il d’œuvres vraiment maîtresses que celles où le poète et le romancier mettent quelque chose d’eux-mêmes et dépensent un peu de leur cœur. Il faut savoir être dupe en ce monde; non-seulement pour être heureux, mais encore pour être juste. Détester les hommes, s’enfoncer dans le mépris d’eux et de leurs actes, chercher avec une obstination maniaque l’envers, — je ne dis pas des beaux, je dis des bons sentimens, — ce n’est peut-être pas la meilleure manière de se préparer à les représenter au vrai, ce n’est pas non plus la meilleure manière de réussir à les intéresser. Vous vous moquiez du bourgeois ! le bourgeois vous l’a rendu cruellement le jour qu’il vous inspira l’Éducation sentimentale. Il est un art cependant de laisser briller une lueur de sensibilité jusque dans la plus méprisante ironie. C’est quand l’ironie n’est qu’une forme de l’indignation généreuse. Elle ne blesse pas alors, elle venge et elle console, parce que, au travers du mépris déversé sur tout ce que l’on hait d’une juste haine, elle laisse entrevoir ce qu’on aime ou ce qu’on aimerait. « Le tissu de notre vie, dit le poète, est composé d’un fil mêlé, bien et mal unis ensemble; nos vertus deviendraient orgueilleuses si nos fautes ne les fouettaient pas; mais nos vices désespéreraient s’ils n’étaient pas consolés par nos vertus. » Et c’est alors que l’ironie, bien loin d’étrécir et de rapetisser les choses, les élargit au contraire et les grandit. C’est de quoi je pense qu’on chercherait vainement un exemple dans l’œuvre entière de Flaubert. Quand la mort, il y a cinq ou six semaines, est venue le surprendre brusquement, il achevait de publier cette lourde féerie du Château des cœurs, où, dans les plaisanteries du plus mauvais goût s’épanouissait encore cette même haine inexpiable du « bourgeois, » sans qu’on puisse deviner, — non pas même les raisons que pouvait avoir Flaubert de haïr ainsi